Il y a enfin le conte historique, tel qu'il est écrit dans les Nouvelles de Scarron, de Cervantes, de Marmontel...

—Au diable le conte et le conteur historiques! c'est un menteur plat et froid...

—Oui, s'il ne sait pas son métier. Celui-ci se propose de vous tromper; il est assis au coin de votre âtre; il a pour objet la vérité rigoureuse; il veut être cru; il veut intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes; effet qu'on n'obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l'éloquence est une sorte de mensonge, et rien de plus contraire à l'illusion que la poésie; l'une et l'autre exagèrent, surfont, amplifient, inspirent la méfiance: comment s'y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper? Le voici. Il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même: Ma foi, cela est vrai: on n'invente pas ces choses-là. C'est ainsi qu'il sauvera l'exagération de l'éloquence et de la poésie; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l'art; et qu'il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d'être en même temps historien et poëte, véridique et menteur.

Un exemple emprunté d'un autre art rendra peut-être plus sensible ce que je veux vous dire. Un peintre exécute sur la toile une tête. Toutes les formes en sont fortes, grandes et régulières; c'est l'ensemble le plus parfait et le plus rare. J'éprouve, en le considérant, du respect, de l'admiration, de l'effroi. J'en cherche le modèle dans la nature, et ne l'y trouve pas; en comparaison, tout y est faible, petit et mesquin; c'est une tête idéale; je le sens, je me le dis. Mais que l'artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue à l'une de ses tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure; et, d'idéale qu'elle était, à l'instant la tête devient un portrait; une marque de petite vérole au coin de l'œil ou à côté du nez, et ce visage de femme n'est plus celui de Vénus; c'est le portrait de quelqu'une de mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques: Vos figures sont belles, si vous voulez; mais il y manque la verrue à la tempe, la coupure à la lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez, qui les rendraient vraies; et, comme disait mon ami Caillot 9: «Un peu de poussière sur mes souliers, et je ne sors pas de ma loge, je reviens de la campagne.»

Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet,
Primo ne medium, medio ne discrepet imum.

Horat. De Art. poet., v. 151.

Et puis un peu de morale après un peu de poétique, cela va si bien! Félix était un gueux qui n'avait rien; Olivier était un autre gueux qui n'avait rien: dites-en autant du charbonnier, de la charbonnière, et des autres personnages de ce conte; et concluez qu'en général il ne peut guère y avoir d'amitiés entières et solides qu'entre des hommes qui n'ont rien. Un homme alors est toute la fortune de son ami, et son ami est toute la sienne. De là la vérité de l'expérience, que le malheur resserre les liens; et la matière d'un petit paragraphe de plus pour la première édition du livre de l'Esprit 10.

NOTES

[1] Il n'y alla pas seul, il était avec Grimm, qui raconte les faits (Correspondance littéraire, 1er décembre 1770) et donne comme motifs ayant déterminé le titre et le sujet du conte, non-seulement les Deux Amis, de Saint-Lambert, mais encore les Deux Amis, drame de Beaumarchais, et les Deux Amis ou le Comte de Meralbi (par Sellier de Moranville), roman en 4 volumes, tous ouvrages dont on s'occupait alors et qui n'avaient pas eu de succès.

[2] C'était Meister le traducteur.

[3] Cette bataille, livrée le 26 juillet 1757, fut gagnée par le maréchal d'Estrées contre le duc de Cumberland. (Note de l'édition Brière.)

[4] Bourbonne, alors chef-lieu de subdélégation, était frontière de la Champagne, de la Lorraine et de la Franche-Comté, et il s'y faisait beaucoup de contrebande. (Note de l'édition Brière.)

[5] La route de Villars et celle d'Iche. (Note de l'édition Brière.)

[6] Sur une copie qui est en notre possession, Rançonnières est remplacé par Romainville, et Courcelles par Jolibois.

[7] Toutes les éditions portent Lh... au lieu de Ch... Diderot a voulu désigner Chaumont. (Note de l'édition Brière.)

[8] Il est à supposer que nous n'avons pas ici la première version du conte. Nous trouvons dans une lettre à Grimm, du 21 octobre 1770, la preuve qu'il doit avoir subi divers remaniements. Voici, en effet, ce que nous y lisons:

«J'avais pensé comme vous que l'atrocité du prêtre ôtait tout le pathétique de l'histoire de Félix. Envoyez-moi une copie de cette histoire et de celle d'Olivier, et ce que vous me demandez sera fait; mais dépêchez-vous.»

Dans une autre lettre du 2 novembre au même, Diderot écrit:

«On m'a envoyé le papier de Félix, mais on aurait bien fait d'y joindre celui d'Olivier que j'avais demandé, afin de donner aux deux contes un peu d'unité. N'importe, je me passerai de celui qui me manque et je ferai de mon mieux.»

Quelle fut la nature des corrections opérées? Nous ne savons; mais peut-être la lettre de M. Papin a-t-elle remplacé une intervention plus directe et plus atroce du prêtre.

[9] L'un des meilleurs acteurs de la comédie italienne, deviné par Garrick, et dont Grimm disait qu'il était sublime sans effort. «Personne, écrit-il, ne faisait avec une mesure plus juste tout ce qu'il voulait faire. Le Kain est un homme prodigieusement rare; peut-être Caillot est-il plus rare que lui. Caillot ne se doutait point de son talent; il se croyait fait pour chanter avec beaucoup d'agrément, jouer avec beaucoup de gaieté, avec une belle mine bien réjouie; mais il ne se croyait pas pathétique. Garrick, l'ayant vu jouer pendant son séjour en France, lui apprit qu'il serait acteur quand il lui plairait...» Caillot quitta le théâtre en 1772 et fut remplacé par un jeune abbé appelé Narbonne, échappé de la musique de Notre-Dame.

[10] Cette édition ne se fit pas attendre. Condamné en 1759, l'Esprit reparut en 1771 (Londres). Diderot était sans doute au courant de ce qui se préparait.








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