Avec un coeur aussi plein de chagrins que la mer l'est de sables, je vous conjure de m'accompagner et de me conduire à Mantoue. Si vous me refusez, cachez au moins ce que je vous confie, et je me hasarderai à partir seule.

Note 51: (retour)

C'était l'usage des maris inconsolables du temps de Shakspeare.

ÉGLAMOUR—Madame, je suis sensible à vos douleurs; sachant combien votre amour est vertueux, je consens à partir avec vous, et je m'inquiète aussi peu de ce qui m'en arrivera, que je désire ardemment que vous soyez heureuse. Quand voulez-vous partir?

SILVIE—Dès ce soir.

ÉGLAMOUR—Où vous trouverai-je?

SILVIE—A la cellule du frère Patrice, auquel je me propose de me confesser.

ÉGLAMOUR—Je ne ferai pas défaut à Votre Seigneurie; adieu, douce dame.

SILVIE—Bonjour, généreux Églamour.

(Elle rentre, Églamour sort.)

LAUNCE, avec son chien.—Quand le domestique d'un homme fait le chien avec lui, voyez-vous, cela va mal. Un chien que j'ai élevé dès sa plus tendre enfance, que j'ai sauvé de la rivière, lorsqu'on y jeta trois ou quatre de ses frères et soeurs encore aveugles! je l'ai instruit, précisément de manière à faire dire: «Voilà comme je voudrais instruire un chien.» Eh bien! j'allais pour en faire un présent à madame Silvie de la part de mon maître, et je suis à peine entré dans la salle à manger, qu'il a déjà sauté sur son assiette, et lui a volé une cuisse de chapon. Oh! c'est une terrible chose, quand un chien ne sait pas se contenir dans toutes les compagnies! Je voudrais en avoir, comme qui dirait, un qui prît une bonne fois sur lui d'être un véritable chien, ce qu'on appelle un chien, un chien en tout. Si je n'avais pas eu plus d'esprit que lui, en me chargeant d'une faute qu'il avait commise, je pense, ma foi, qu'il aurait été pendu; aussi vrai que je vis, il l'aurait payée. Je veux que vous en jugiez. Il se faufile, moi présent, en la compagnie de trois ou quatre messieurs chiens sous la table du duc; à peine y était-il resté, permettez-moi de le dire, le temps de pisser, que toute la chambre le sentait. À la porte le chien! dit l'un; quel est ce roquet-là? dit un autre; fouettez-le, dit un troisième; pendez-le, dit le duc. Moi qui connaissais l'odeur, je compris que c'était Crab: je m'en vais au garçon qui fouette les chiens: «Ami, lui dis-je, vous voulez battre le chien?»—Oui, vraiment, dit-il.—«Vous lui faites injure, ai-je dit: c'est moi qui ai fait la chose que vous savez.» Lui, sans autre question, me chasse de la chambre à coups de fouet. Combien y a-t-il de maîtres qui en voudraient faire autant pour leur domestique? Ce n'est pas tout; je dirai que l'on m'a mis aux ceps pour des puddings qu'il avait volés, et sans cela il eût été exécuté; je me suis laissé mettre au pilori pour des oies qu'il avait tuées, et sans cela il les aurait payées. Tu ne penses plus à cela maintenant; mais moi, je me souviens du tour que tu m'as joué, lorsque j'ai pris congé de madame Silvie. Ne t'ai-je pas toujours dit de me regarder et de faire ce que je fais? Quand m'as-tu vu lever la jambe, et lâcher de l'eau contre le vertugadin d'une demoiselle, m'as-tu jamais vu faire un pareil tour?

(Protéo et Julie toujours déguisée entrent.)

PROTÉO.—Tu t'appelles Sébastien? Tu me plais, je veux t'employer tout à l'heure.

JULIE.—À tout ce qu'il vous plaira, monsieur; je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir.

PROTÉO.—Je l'espère, mon ami. (A Launce.) Eh bien! rustaud, où avez-vous été flâner ces deux jours-ci?

LAUNCE.—Ma foi, monsieur, j'ai porté à madame Silvie le chien dont vous m'aviez ordonné de lui faire présent.

PROTÉO.—Et que dit-elle de mon petit Bijou?

LAUNCE.—Mais elle dit que votre chien est un roquet, et que des remerciements de chien sont assez bons pour un pareil présent.

PROTÉO.—- Mais elle a reçu mon chien?

LAUNCE.—Non, vraiment, elle ne l'a pas reçu. Je l'ai ramené ici.

PROTÉO.—Comment! tu lui as offert ce chien de ma part?

LAUNCE.—Oui, monsieur. L'autre, qui était comme un écureuil, m'a été volé par les enfants du bourreau sur la place du marché; et, alors, j'ai offert à Silvie mon chien propre, qui est un chien dix fois plus gros que le vôtre. Ainsi le présent était bien plus considérable.

PROTÉO.—Va-t'en; cours retrouver mon chien, ou ne reparais jamais à mes yeux. Va-t'en, te dis-je. Restes-tu là pour me faire mettre en colère? Un coquin qui m'expose tous les jours à rougir de ses sottises! (Launce sort.) Sébastien, je t'ai pris à mon service, en partie parce que j'ai besoin d'un jeune homme comme toi, qui s'acquitte de mes ordres avec quelque intelligence; car je ne peux jamais me fier à ce butor; mais c'est encore plus pour ta physionomie et tes manières, qui, je ne me trompe point dans mes conjectures, annoncent une bonne éducation, un caractère heureux et franc. Sache donc bien que c'est à cause de cela que je te retiens à mon service. Pars à l'instant, et remets cet anneau à madame Silvie. Elle m'aimait bien, celle qui me l'a donné.

JULIE.—Il paraît que vous ne l'aimiez pas, puisque vous vous défaites ainsi de ses présents. Elle est morte, probablement.

PROTÉO.—Non, je crois qu'elle vit encore.

JULIE.—Hélas!

PROTÉO.—Pourquoi cet hélas?

JULIE.—Je ne puis m'empêcher d'avoir pitié d'elle.

PROTÉO.—Pourquoi aurais-tu pitié d'elle?

JULIE.—Parce que je crois qu'elle vous aimait autant que vous aimez votre madame Silvie. Elle rêve à celui qui a oublié sa tendresse et vous ne respirez que pour celle qui dédaigne vos hommages; c'est dommage que l'amour soit si contraire à lui-même, et cette pensée me force à dire hélas!

PROTÉO.—Allons; donne-lui cet anneau et aussi cette lettre.—Voilà sa chambre; dis à madame Silvie que je réclame le céleste portrait qu'elle m'a promis. Ce message fait, reviens aussitôt à ma chambre, où tu me trouveras triste et solitaire.

(Protéo sort.)

JULIE.—Combien est-il de femmes qui voulussent se charger d'un pareil message?—Hélas! pauvre Protéo, tu as pris un renard pour servir de berger à tes brebis.—Hélas! malheureuse insensée, pourquoi plaindre celui dont le coeur me dédaigne? c'est parce qu'il en aime une autre qu'il me dédaigne; et moi, parce que je l'aime, je dois le plaindre. Voilà cet anneau même que je lui donnai, quand il me quitta, pour l'engager à se rappeler mon amour; et maintenant, malheureux messager, je suis chargée de demander ce que je ne voudrais pas obtenir; de porter ce que je voudrais qu'on refusât; de louer sa constance, que je voudrais entendre déprécier. Je suis la fidèle et sincère amante de mon maître; mais je ne puis le servir fidèlement, sans me trahir moi-même. Je veux cependant aller parler à Silvie en sa faveur, mais si froidement, que je souhaite (le ciel le sait!) de ne pas réussir.

(Entre Silvie avec une suite.)

JULIE.—Salut, madame; je vous conjure de vouloir bien m'indiquer le moyen de me rendre où je pourrai parler à madame Silvie.

SILVIE.—Et que lui voudriez-vous, si j'étais elle-même?

JULIE.—Si vous êtes Silvie, je vous conjure de vouloir bien entendre ce que l'on m'a chargé de vous dire.

SILVIE.—De quelle part?

JULIE.—De la part de mon maître, le seigneur Protéo.

SILVIE.—Oh! il t'envoie pour un portrait, n'est-ce pas?

JULIE.—Oui, mademoiselle.

SILVIE.—Ursule, apportez ici mon portrait. (Ursule apporte le portrait.) Va, donne ceci à ton maître, et dis-lui de ma part qu'une certaine Julie, que son coeur inconstant a pu oublier, ornerait beaucoup mieux sa chambre que cette ombre vaine.

JULIE.—Madame, voudriez-vous bien lire cette lettre? Pardonnez, madame, j'allais vous en donner une qui ne vous est pas adressée; voici celle de Votre Seigneurie.

SILVIE.—Laisse-moi revoir l'autre, je te prie.

JULIE.—Je ne le puis; excusez-moi, madame.

SILVIE.—Tiens, reprends celle-ci. Je ne veux pas jeter les yeux sur la lettre de ton maître; je sais quelle est farcie de protestations et de serments nouvellement inventés, et qu'il violerait aussi aisément que je déchire son papier.

JULIE.—Il vous envoie aussi cet anneau, madame.

SILVIE.—C'est une honte de plus pour celui qui me l'envoie; car je lui ai mille fois entendu dire que sa Julie le lui avait donné à son départ.