Quoique son doigt parjure ait profané l'anneau, le mien ne fera point à Julie un tel affront.

JULIE.—Elle vous remercie.

SILVIE.—Que dis-tu?

JULIE.—Je vous remercie, madame, de ce que vous avez compassion d'elle. La pauvre fille! mon maître l'a traitée bien mal.

SILVIE.—Tu la connais donc?

JULIE.—Presque aussi bien que moi-même; en pensant à ses malheurs, je vous jure que j'ai pleuré cent fois.

SILVIE.—Probablement elle croit que Protéo l'a abandonnée.

JULIE.—Je le crois; et c'est là ce qui cause ses chagrins.

SILVIE.—N'est-elle pas d'une beauté rare?

JULIE.—Elle a été beaucoup plus belle qu'elle ne l'est aujourd'hui, madame. Lorsqu'elle se croyait tendrement aimée de mon maître, elle était, à mon avis, aussi belle que vous; mais depuis qu'elle a négligé son miroir, et a quitté le masque qui la garantissait des feux du soleil, l'air a flétri les roses de son teint, il a fané les lis de ses joues, et elle est aujourd'hui aussi brune que moi.

SILVIE.—Est-elle grande?

JULIE.—A peu près de ma taille; car à la Pentecôte, lorsqu'on donnait les pantomimes de la fête, notre jeunesse me força de prendre un rôle de femme, et l'on me donna les habits de mademoiselle Julie, qui m'allaient aussi bien, à ce que disait tout le monde, que s'ils eussent été faits pour moi. C'est de là que je sais qu'elle est à peu près de ma taille; je la fis ce jour-là pleurer tout de bon, car j'avais à remplir un rôle fort triste, madame; je représentais Ariane abandonnée, et gémissant sur le parjure et l'indigne fuite de son cher Thésée; je versai des larmes si amères, que ma pauvre maîtresse attendrie pleura amèrement, et je veux mourir à l'instant, si je ne ressentais pas en pensée toutes ses douleurs.

SILVIE.—Elle vous a des obligations, bon jeune homme. Hélas! la pauvre fille, délaissée et désolée! Je pleure moi-même, en pensant à ton récit. Tiens, mon bon ami, voici ma bourse; je te la donne à cause de ton aimable maîtresse, parce que tu l'aimes bien; adieu!

(Silvie sort.)

JULIE.—Et elle vous en remerciera, si jamais vous pouvez la connaître. Vertueuse Silvie! qu'elle est douce et belle! J'espère que les feux de mon maître se refroidiront, puisqu'elle prend tant d'intérêt au sort de ma maîtresse. Hélas! comme un coeur amoureux cherche lui-même à se faire illusion! Voici son portrait; que je le voie. Je crois que ma figure, si j'étais parée aussi, serait tout aussi agréable que la sienne; et cependant le peintre l'a un peu flattée, à moins que je ne me flatte pas trop moi-même. Sa chevelure est cendrée, la mienne est blonde comme l'or; si c'est là l'unique cause de son changement, je me procurerai des cheveux de la couleur des siens; ses yeux sont gris comme le verre, les miens le sont aussi. Oui, mais elle a le front très-bas, le mien est élevé. Qu'y a-t-il donc qui plaise en elle, que je ne puisse trouver aussi aimable en moi, si ce fol Amour n'était pas un dieu aveugle? Ombre de toi-même, allons, emporte cette ombre ennemie: c'est ta rivale. O toi, image insensible, tu seras adorée, baisée, aimée, idolâtrée, et s'il avait quelque sens commun dans son idolâtrie, il aurait ma personne au lieu d'un portrait. Je veux bien te traiter à cause de ta maîtresse, qui m'a traitée aussi avec bonté; autrement, je le jure par Jupiter, j'aurais effacé tes yeux inanimés, pour t'enlever l'amour de mon maître.

(Elle sort.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Milan.—Une abbaye.

ÉGLAMOUR seul.

ÉGLAMOUR.—Le soleil commence à dorer l'occident, et bientôt voici l'heure où Silvie doit me venir joindre à la cellule du frère Patrice. Elle n'y manquera pas; car les amants ne manquent à l'heure que pour la devancer, tant ils sont empressés. Mais la voici. (Entre Silvie.) Madame, je vous souhaite une heureuse soirée.

SILVIE.—Amen! amen! Hâtons-nous, cher Églamour; sortons par la poterne de la muraille du monastère. Je crains d'être suivie par quelques espions.

ÉGLAMOUR.—Ne craignez rien. La forêt n'est qu'à trois lieues d'ici; si nous pouvons la gagner, nous sommes en sûreté.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Appartement du palais du duc.

THURIO, PROTÉO, JULIE.

THURIO.—Eh bien! seigneur Protéo, que dit Silvie de ma demande?

PROTÉO.—Oh! monsieur, je l'ai trouvée plus traitable qu'elle ne l'était naguère; et cependant elle trouve quelque chose encore à redire à votre personne.

THURIO.—Quoi? Est-ce parce que ma jambe est trop longue?

PROTÉO.—Non; c'est parce qu'elle est trop courte.

THURIO.—Je prendrai des bottes pour la rendre un peu plus ronde.

PROTÉO.—Mais l'amour ne veut pas être poussé à coup d'éperon, c'est ce qui lui déplaît.

THURIO.—Que dit-elle de mon visage?

PROTÉO.—Elle dit qu'il est blanc52.

Note 52: (retour)

Fair, blond, blanc, beau; black, noir, brun, etc.

THURIO.—Oh! elle ment, la petite friponne; mon visage est brun.

PROTÉO.—Mais les perles sont blanches, et le proverbe dit: qu'un homme brun est une perle aux yeux des belles dames.

JULIE, à part.—Oui, une perle qui crève les yeux des dames; j'aimerais mieux être aveugle que de la regarder.

THURIO.—Comment trouve-t-elle que je raisonne?

PROTÉO.—Mal, quand vous parlez de la guerre.

THURIO.—Mais lorsque je raisonne sur l'amour et sur la paix?

JULIE, à part.—Oh! beaucoup mieux quand vous vous tenez en paix.

THURIO.—Que dit-elle de ma valeur?

PROTÉO.—Monsieur, elle n'a aucun doute sur ce point.

JULIE, à part.—Sans doute: elle connaît trop bien ta lâcheté.

THURIO.—Et de ma naissance, qu'en dit-elle?

PROTÉO.—Que vous descendez d'une illustre famille.

JULIE, à part.—Oui vraiment, d'un brave chevalier il est descendu à un franc imbécile.

THURIO.—Considère-t-elle mes biens?

PROTÉO.—Oui, et elle les plaint...

THURIO.—Pourquoi donc?

JULIE, à part.—D'être possédés par un pareil âne.

PROTÉO.—Parce que vous les avez loués désavantageusement.

(Le duc paraît.)

JULIE.—Voici le duc.

LE DUC.—Bonjour, seigneur Protéo; bonjour, seigneur Thurio. Qui de vous deux a vu récemment le chevalier Églamour?

THURIO.—Ce n'est pas moi.

PROTÉO.—Ni moi.

LE DUC—Avez-vous vu ma fille?

PROTÉO.—Ni l'un ni l'autre.

LE DUC.—Eh bien! alors elle est allée rejoindre ce rustre de Valentin, et le chevalier Églamour l'accompagne. Cela est certain; car le frère Laurence les a rencontrés tous les deux, pendant qu'il errait dans la forêt par pénitence. Il a bien reconnu Églamour, et il a soupçonné que c'était elle; mais comme elle était masquée, il n'en est pas sûr. D'ailleurs, elle m'a dit qu'elle devrait se confesser ce soir au père Patrice, et elle n'y est point allée. Ces circonstances confirment sa fuite. Je vous conjure donc de ne pas rester là à discourir, mais de monter à cheval sur l'heure et de me joindre sur le chemin de Mantoue, où ils se sont enfuis. Allons, chers amis, hâtez-vous et suivez-moi.

THURIO.—Voilà une fille bien folle, de fuir le bonheur qui la suit. Je veux les suivre plutôt pour me venger d'Églamour que par amour pour l'ingrate Silvie.

PROTÉO.—Et moi je veux les suivre, plutôt par amour pour Silvie que par haine pour Églamour qui l'accompagne.

JULIE, à part.—Et moi je veux aussi les suivre, plutôt pour mettre obstacle à cet amour que par haine pour Silvie, à qui l'amour a fait prendre la fuite.


SCÈNE III

Forêt aux environs de Mantoue.

SILVIE, conduite par les VOLEURS.

PREMIER VOLEUR.—Venez, venez, soyez tranquille; il faut que nous vous conduisions à notre capitaine.

SILVIE.—Des malheurs mille fois plus grands m'ont appris à supporter celui-ci avec patience.

SECOND VOLEUR.—Allons, conduisez-la.

PREMIER VOLEUR.—Où est le gentilhomme qui était avec elle?

TROISIÈME VOLEUR.—Comme il a le pied très-leste, il nous a échappé; mais Moïse et Valère le suivent. Va avec elle à l'ouest de la forêt, où est notre capitaine; nous allons courir après le fuyard. Le taillis est gardé de toutes parts; il ne peut nous échapper.

PREMIER VOLEUR.—Venez, il faut que je vous conduise à la caverne de notre capitaine: ne craignez rien, c'est un coeur généreux, et il ne souffrirait pas qu'une femme fût maltraitée.

SILVIE.—O Valentin! je supporte ceci par amour pour toi!

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Autre partie de la forêt.

VALENTIN entre

Combien l'habitude a d'empire sur l'homme: ces sombres déserts, ces bois solitaires, je les préfère aux villes peuplées et florissantes. Ici, je puis m'asseoir seul, sans être vu de personne; je puis unir ma voix gémissante aux accents plaintifs du rossignol et raconter mes douleurs; O toi qui habites dans mon sein, ne laisse pas la maison si longtemps sans maître, de peur que, tombant en ruines, l'édifice ne s'écroule et ne laisse plus aucun souvenir de ce qu'il était.