Mais quand rien ne s'oppose à son cours paisible, il coule avec un bruit harmonieux sur les cailloux émaillés et baise doucement toutes les plantes qu'il rencontre dans son pèlerinage, et c'est ainsi qu'après s'être égaré dans mille détours, il va se perdre en se jouant dans le vaste océan; laisse-moi donc aller et ne m'arrête pas dans ma course. Je serai aussi patiente qu'un paisible ruisseau, et je me ferai un passe-temps de la fatigue de chaque pas, jusqu'à ce que le dernier me conduise à mon bien-aimé, et là, auprès de lui, je me reposerai enfin, comme après les traverses de la vie une âme bienheureuse se repose dans l'Élysée.

LUCETTE.—Mais sous quel costume voyagerez-vous?

JULIE.—Pas comme une femme, de peur de m'exposer aux insultes des hommes sans pudeur. Chère Lucette, procure-moi quelques habits qui me fassent passer pour un page de bonne maison.

LUCETTE.—Alors Votre Seigneurie sera obligée de couper ses cheveux.

JULIE.—Non, ma fille, je les attacherai avec des rubans de soie, dont je formerai mille et mille noeuds d'amour des plus singuliers. Quelque chose de bizarre ne sied pas mal à un jeune homme d'un âge plus mûr.

LUCETTE.—Comment ferai-je votre haut-de-chausse, madame?

JULIE.—Autant vaudrait me demander: «Seigneur, quelle ampleur voulez-vous donner à votre vertugadin?» Fais-le comme il te plaira, Lucette.

LUCETTE.—Il faut que vous le portiez, madame, avec une pointe40, suivant la mode.

Note 40: (retour)

Allusion à une mode indécente dont parle Montaigne.

JULIE.—Fi donc! Lucette, fi donc! cela serait indécent.

LUCETTE.—Mais, madame, un haut-de-chausse tout rond ne vaut maintenant pas une épingle, à moins que vous n'ayez la pointe à la mode pour y attacher vos épingles.

JULIE.—Lucette, si tu m'aimes, prépare ce que tu croiras me convenir davantage et ce qui sera le plus élégant; mais, dis-moi donc, ma fille, que dira le monde, en me voyant entreprendre un voyage aussi imprudent? Je crains d'être un sujet de scandale.

LUCETTE.—Si vous le croyez, restez ici et ne partez pas.

JULIE.—Mais je ne veux pas rester.

LUCETTE.—Ne pensez alors pas au déshonneur et partez. Si Protéo approuve votre voyage quand vous arriverez, peu importe à qui il déplaira quand vous serez partie! Je crains seulement qu'il n'en soit pas trop satisfait.

JULIE.—Va, Lucette, c'est la moindre de mes inquiétudes. Mille serments, un océan de larmes, et les preuves aussi infinies de son amour, m'assurent que je serai la bienvenue auprès de mon Protéo.

LUCETTE.—Tous ces moyens sont au service des séducteurs.

JULIE.—Ames viles qui s'en servent pour exécuter leurs vils projets! Mais des astres plus généreux ont présidé à la naissance de Protéo; ses paroles sont des liens, ses serments sont des oracles, son amour est sincère, ses pensées sont pures, ses larmes sont les interprètes de son coeur, et son coeur est aussi éloigné de la fraude que le ciel de la terre.

LUCETTE.—Priez le ciel que vous le trouviez encore ainsi lorsque vous le rejoindrez.

JULIE.—Voyons, si tu m'aimes, ne lui fais pas l'injure de mal penser de sa sincérité; car tu ne peux mériter mon amour qu'en aimant mon cher Protéo; et maintenant viens avec moi dans ma chambre pour prendre note de tout ce qu'il est nécessaire que tu me procures pour ce voyage que je désire si fort; je laisse à ta disposition tout ce qui est à moi, mes richesses, mes terres, ma réputation; je ne te demande d'autre retour que de m'aider à partir promptement. Viens, point de réplique, mettons-nous tout de suite à l'oeuvre, tout délai m'impatiente.

(Elles sortent.)

FIN DU SECOND ACTE.




ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Milan.—Antichambre du palais ducal.

LE DUC, THURIO et PROTÉO.

LE DUC.—Seigneur Thurio, excusez-nous, je vous prie, un moment; nous avons besoin de conférer ensemble sur quelques affaires secrètes. (Thurio sort.) Maintenant, dites-moi, Protéo, ce que vous me voulez.

PROTÉO.—Gracieux seigneur, ce que je voudrais vous découvrir, les lois de l'humanité m'ordonnent de le cacher; mais lorsque je repasse dans ma mémoire toutes les faveurs dont vous m'avez comblé, sans que je les méritasse, mon devoir m'oblige à vous révéler ce que tous les trésors de l'univers ne m'arracheraient pas. Sachez, digne prince, que Valentin, mon ami, se propose d'enlever cette nuit votre fille; c'est à moi qu'il a confié ses projets. Je sais que vous avez résolu de la donner à Thurio, que votre aimable fille déteste; vous voir ravir votre Silvie serait un cruel tourment pour votre vieillesse; aussi, pour remplir mon devoir, j'ai mieux aimé traverser mon ami dans ses projets, que d'accumuler sur votre tête, par mon silence, un fardeau de douleurs qui, si vous n'étiez pas prévenu, vous ferait descendre trop tôt au tombeau.

LE DUC.—Protéo, je vous remercie de votre généreuse affection; en récompense, disposez de moi tant que je vivrai. Je me suis déjà souvent aperçu de leurs amours, peut-être lorsqu'ils me croyaient profondément endormi; et plusieurs fois je me suis proposé d'exiler Valentin loin d'elle et de ma cour; mais, craignant de m'être trompé dans mes soupçons jaloux et de déshonorer ainsi un homme à tort (précipitation de jugement que jusqu'ici j'ai toujours évitée), je n'ai pas cessé de lui faire bon visage, pour apprendre par là ce que vous venez de me découvrir; pour vous prouver quelles étaient mes craintes, et cachant que la tendre jeunesse est facile à séduire, je l'enferme toutes les nuits dans une tour, à l'étage supérieur, dont j'ai toujours gardé moi-même la clef; et on ne peut l'enlever de là.

PROTÉO.—Sachez, noble seigneur, qu'ils ont imaginé un moyen par lequel il pourra monter à la fenêtre de sa chambre, et la faire descendre avec une échelle de corde que le jeune amant est allé chercher; il va passer tout à l'heure par ici, et, si vous le voulez, vous pouvez le surprendre. Mais, je vous en conjure, seigneur, faites-le si adroitement qu'il ne se doute pas que je vous ai tout découvert; car c'est l'affection que je vous porte, et non point un sentiment de haine contre mon ami, qui m'a fait révéler ce projet.

LE DUC.—Sur mon honneur, il ne saura jamais que vous m'ayez le moins du monde éclairé là-dessus.

PROTÉO.—Adieu, mon seigneur, voilà Valentin qui vient.

(Protéo sort.)

(Entre Valentin.)

LE DUC.—Seigneur Valentin, où allez-vous si vite?

VALENTIN.—Sous le bon plaisir de Votre Grâce, il y a un messager qui m'attend pour porter mes lettres à mes amis, et je vais les lui remettre.

LE DUC.—Sont-elles de grande conséquence?

VALENTIN.—Je n'y parle que de ma santé et de mon bonheur à votre cour.

LE DUC.—Oh! alors, peu importe! restez un moment avec moi. J'ai à vous parler de quelques affaires qui me touchent de près, et pour lesquelles je vous demande le secret. Vous n'ignorez pas que j'ai désiré de marier ma fille au seigneur Thurio, mon ami.

VALENTIN.—Je le sais, mon prince, et sûrement cette alliance serait aussi riche qu'honorable; d'ailleurs ce gentilhomme est plein de vertu, de générosité, de mérite et de qualités dignes d'une femme telle que votre charmante fille. Votre Altesse ne peut-elle lui persuader de l'aimer?

LE DUC.—Non, croyez-moi, Silvie est capricieuse, dédaigneuse, mélancolique, fière, désobéissante, opiniâtre, sans respect pour moi, ne se souvenant jamais qu'elle est ma fille, et n'ayant pas la crainte qu'elle devrait avoir pour son père; et je puis vous dire que son orgueil, en m'ouvrant les yeux, a éteint toute ma tendresse pour elle; et lorsque j'aurais dû penser que le reste de mes vieux jours serait charmé par sa tendresse filiale, je suis résolu à me remarier et à l'abandonner à qui voudra s'en charger;—que sa beauté lui serve de dot, puisqu'elle fait si peu de cas de son père et de ses biens.

VALENTIN.—Et dans tout cela, seigneur, que voudriez-vous que je fisse?

LE DUC.—Il y a ici à Milan, monsieur, une femme que j'affectionne, mais elle est prude, réservée, et fait peu de cas de l'éloquence de ma vieillesse. Je voudrais donc être aidé de vos leçons (car il y a longtemps que j'ai oublié la manière de faire la cour, et d'ailleurs la mode est changée); dites-moi comment et de quelle manière je dois m'y prendre pour plaire à ses yeux brillants comme le soleil.

VALENTIN.—Si vos paroles ne peuvent rien sur elle, gagnez son coeur à force de présents. Les joyaux muets émeuvent souvent, dans leur silence, l'âme d'une femme bien plus que les plus beaux discours.

LE DUC.—Mais elle a dédaigné un présent que je lui ai envoyé.

VALENTIN.—Une femme affecte souvent de dédaigner ce qui lui ferait le plus de plaisir; envoyez-lui-en un autre et ne perdez jamais l'espérance, car le dédain au commencement rend toujours plus fort l'amour qui le suit: si elle se montre courroucée, ce n'est pas qu'elle vous haïsse, c'est pour augmenter votre amour; si elle vous gronde, ne croyez pas qu'elle veuille vous congédier, car soyez sûr que les folles perdent tout à fait la raison quand elles se voient seules. N'acceptez pas votre congé, quoi qu'elle puisse vous dire. En vous disant retirez-vous, elle ne veut pas dire allez-vous-en. Flattez, louez, vantez, exaltez leurs grâces; quelque noires qu'elles soient, dites-leur qu'elles ont le visage des anges. Oui, je dis que tout homme qui a une langue n'est pas homme, si avec sa langue il ne sait pas gagner une femme.

LE DUC.—Mais la main de celle dont je vous parle est promise par ses parents à un jeune homme de naissance et de mérite; et l'on veille si sévèrement pour écarter tous les hommes, que pendant le jour personne n'a accès auprès d'elle.

VALENTIN.—Eh bien! j'essayerais alors de la voir pendant la nuit.

LE DUC.—Oui, mais toutes les portes sont fermées et les clefs mises en sûreté pour qu'aucun homme ne puisse approcher d'elle pendant la nuit.

VALENTIN.—Qui empêche qu'on ne monte dans sa chambre par sa fenêtre?

LE DUC.—Sa chambre est si élevée et les murs en sont si droits qu'on ne peut y gravir sans hasarder sa vie.

VALENTIN.—Eh bien! alors, une bonne échelle de corde, qu'on peut jeter avec deux crochets pour l'attacher en y montant, suffirait à escalader la tour d'une nouvelle Héro, pourvu qu'un hardi Léandre l'entreprenne.

LE DUC.—Maintenant, toi, Valentin, qui es un homme bien né, enseigne-moi où je pourrai me procurer une semblable échelle?

VALENTIN.—Et quand voudriez-vous vous en servir? dites-le moi, seigneur, je vous prie.

LE DUC.—Ce soir même; car l'amour est comme un enfant qui désire tout ce qu'il peut obtenir.

VALENTIN.—Vers les sept heures du soir, je vous procurerai une échelle.

LE DUC.—Mais écoutez: je veux y aller seul, comment y porter mon échelle?

VALENTIN.—Elle sera légère, seigneur, afin que vous puissiez la porter sous un manteau un peu long.

LE DUC.—Un manteau comme le tien le serait-il assez?

VALENTIN.—Oui, certes, seigneur.

LE DUC.—Laisse-moi donc voir ton manteau; je veux en prendre un de même longueur.

VALENTIN.—Eh! seigneur, n'importe quel manteau fera l'affaire.

LE DUC.—Comment m'y prendrai-je pour porter un manteau? Voyons, je te prie, que j'essaye ton manteau. Hé! quelle est cette lettre? Que vois-je? à Silvie: Eh! voici l'échelle même qui me servira pour mon dessein. J'aurai l'audace, pour cette fois, de rompre le cachet. (Le duc lit): «Mes pensées restent toute la nuit auprès de ma Silvie, et ce sont des esclaves rapides que je lui envoie. Oh! si leur maître pouvait aller et venir d'un vol aussi léger, comme il irait se placer lui-même aux lieux où elles dorment ensemble. Les pensées que je t'envoie reposent sur ton beau sein, tandis que moi, qui suis leur roi et qui les dépêche vers toi, je maudis l'autorité qui leur accorde une si douce faveur, puisque je suis privé moi-même du bonheur de mes esclaves. Je me maudis de ce qu'ils sont envoyés par moi aux lieux où leur maître devrait être.»—Que veut dire ceci?—«Silvie, cette nuit même je te mets en liberté.» C'est cela, et voilà l'échelle qui doit servir à ce dessein! Quoi! Phaéton (car tu es le fils de Mérope), prétends-tu guider le char du Soleil, et par ton audace téméraire diriger le monde? Prétends-tu atteindre les étoiles parce qu'elles brillent au-dessus de toi? Vil séducteur, esclave présomptueux, va porter tes caresses et ton sourire à tes égales, et crois que tu dois à ma patience, bien plus qu'à ton mérite, la faveur de sortir de mes États. Remercie-moi de cette grâce bien plus que de tous les bienfaits que je t'ai accordés, toujours à tort. Mais si tu restes sur mon territoire plus de temps qu'il n'en faut pour le départ le plus précipité de notre cour, par le ciel, ma colère surpassera l'affection que j'aie jamais portée à ma fille ou à toi. Fuis, je ne veux pas écouter tes vaines excuses; mais, si tu aimes la vie, hâte-toi de quitter ces lieux.

(Le duc sort.)

VALENTIN.—Et pourquoi ne pas mourir plutôt que de vivre dans les tourments? Mourir, c'est être banni de moi-même; et Silvie est moi-même; m'exiler d'elle, c'est m'exiler de moi; exil qui vaut la mort! La lumière est-elle la lumière, si je ne vois pas Silvie? Quelle joie est la joie si Silvie n'est pas auprès de moi, à moins que je ne puisse penser qu'elle est auprès de moi, et jouir de l'ombre de ses perfections? Oh! si je ne suis pas pendant la nuit auprès de ma Silvie, il n'y a point de mélodie dans les chants du rossignol; et si le jour je ne vois pas Silvie, le jour ne luit pas pour moi; elle est mon essence, et je cesse d'être si sa douce influence ne me ranime, ne m'échauffe, ne m'éclaire et ne me conserve à la vie. Je ne fuirai pas la mort en fuyant l'arrêt de son père.