En restant ici, je ne fais qu'attendre la mort; en fuyant de ces lieux, je cours moi-même à la mort.

(Entrent Protéo et Launce.)

PROTÉO.—Cours, Launce, cours vite, vite, cherche-le.

LAUNCE.—Holà! hé! holà! holà!

PROTÉO.—Que vois-tu?

LAUNCE.—Celui que nous cherchons; il n'y a pas un cheveu sur sa tête qui ne soit pas à un Valentin.

PROTÉO.—Valentin!

VALENTIN.—Non.

PROTÉO.—Que vois-je donc, son ombre?

VALENTIN.—Ni l'un ni l'autre.

PROTÉO.—Quoi donc?

VALENTIN.—Personne.

LAUNCE.—Est-ce que personne parle?—Monsieur, frapperai-je?

PROTÉO.—Qui veux-tu frapper?

LAUNCE.—Personne.

PROTÉO.—Je te le défends, coquin.

LAUNCE.—Mais, monsieur, je ne frapperai personne, je vous prie.

PROTÉO.—Je te le défends, drôle, te dis-je; ami Valentin, un mot.

VALENTIN.—Mes oreilles sont fermées; elles ne peuvent plus recevoir de bonnes nouvelles, tant elles sont remplies des mauvaises que je viens d'entendre.

PROTÉO.—J'ensevelirai donc les miennes dans un profond silence, car elles sont dures, fâcheuses, affligeantes.

VALENTIN.—Silvie est-elle morte?

PROTÉO.—Non, Valentin.

VALENTIN.—Il n'est plus de Valentin41, en effet, pour l'adorable Silvie.—Est-elle parjure?

Note 41: (retour)

No Valentine, no Valentine, non Valentin, aucun Valentin, plus de Valentin. No est employé tour à tour adverbialement et adjectivement.

PROTÉO.—Non, Valentin.

VALENTIN.—Il n'est plus de Valentin, si Silvie est parjure. Quelles sont donc vos nouvelles?

LAUNCE.—Seigneur, on vient de proclamer que vous êtes évanoui42.

Note 42: (retour)

Évanoui, que vous avez disparu, vanished.

PROTÉO.—Que vous êtes banni, voilà la nouvelle! Banni de cette cour, loin de Silvie et de ton ami.

VALENTIN.—Oh! je me suis déjà repu de cette infortune, et son excès va me rendre malade.—Silvie sait-elle que je suis banni?

PROTÉO.—Oui, et elle a offert, pour changer cet arrêt qui reste irrévocable, un océan de perles fondues, qu'on appelle des larmes; elle les a versées par flots aux pieds de son père inflexible, prosternée devant lui dans une humble posture, et se tordant les mains, dont la blancheur convenait si bien à sa douleur qu'elles semblaient en avoir pâli. Mais ni ses genoux fléchis, ni ses mains pures levées vers lui, ni ses tristes soupirs, ni ses longs gémissements, ni les flots argentés de ses larmes n'ont pu attendrir le coeur de son inexorable père. Ah! Valentin, si tu es pris il faut que tu meures; d'ailleurs ses prières, lorsqu'elle a demandé ta grâce, l'ont tellement irrité qu'il a ordonné qu'on l'enfermât dans une prison, avec la menace de l'y laisser toujours.

VALENTIN.—Assez, Protéo, à moins que le mot que tu vas prononcer n'ait quelque pouvoir fatal à ma vie. S'il en est ainsi, je t'en conjure, fais-le entendre à mon oreille, comme l'antienne finale de mon éternelle douleur.

PROTÉO.—Cesse de te lamenter sur ce que tu ne peux empêcher, et cherche un soulagement à ce qui cause tes lamentations. Le temps fait éclore et prospérer tous les biens. Si tu restes ici, tu ne peux voir ton amante, et d'ailleurs en restant tu perdras la vie. L'espérance est l'appui d'un amant; saisis-la et sers-t'en pour t'éloigner d'ici et te défendre contre les pensées désespérantes. Tes lettres peuvent venir ici, quoique tu n'y sois plus; ce qui me sera adressé, je le déposerai dans le beau sein43 de ton amante. Ce n'est pas le moment des remontrances. Viens, je vais te conduire aux portes de la ville, et avant de me séparer de toi, nous conférerons ensemble sur tout ce qui intéresse ton amour; pour l'amour de Silvie, sinon de toi-même, pense à ton danger et suis-moi.

Note 43: (retour)

Les femmes avaient anciennement au-devant de leur corset une petite poche à mettre les billets doux, l'argent, etc.

VALENTIN.—Je te prie, Launce, si tu vois mon page, dis-lui de se hâter de me rejoindre à la porte du Nord.

PROTÉO.—Maraud, cours le chercher... va. Viens, Valentin.

VALENTIN.—Oh! ma chère Silvie! infortuné Valentin!

LAUNCE.—Je ne suis qu'un sot, voyez-vous, et cependant j'ai assez d'intelligence pour soupçonner que mon maître est une espèce de fripon; mais cela est tout un, s'il n'est fripon que sur un point. Il n'existe pas, à l'heure qu'il est, quelqu'un qui sache que j'aime; j'aime cependant; mais un attelage de chevaux ne m'arracherait pas ce secret, ni le nom de l'objet que j'aime; et cependant c'est une femme; mais je ne veux pas me dire à moi-même quelle femme c'est; et cependant c'est une fille de ferme. Et cependant ce n'est point une fille, car elle a eu affaire à des commères44; et pourtant c'est une fille, car elle est la fille de son maître, et le sert pour des gages. Elle a plus de qualités qu'un barbet qui va à l'eau, ce qui est beaucoup pour une simple chrétienne. Voici le catalogue45 de ses talents.—Imprimis, elle peut chercher et rapporter; un cheval n'en saurait faire davantage, et même un cheval ne peut aller chercher: il ne peut que rapporter; ainsi elle vaut encore mieux qu'une rosse. Item, elle peut tirer du lait, voyez-vous; belle qualité chez une fille qui a les mains propres.

Note 44: (retour)

Des commères bavardes et des commères qui ont été les marraines de ses enfants.

Note 45: (retour)

Cat-logue, c'est le mot catalogue qu'il estropie.

(Entre Speed.)

SPEED.—Eh bien! comment se porte le seigneur Launce, quelle nouvelle me dira Votre Seigneurie?

LAUNCE.—Sa Seigneurie, eh bien! son vaisseau46 est en mer.

Note 46: (retour)

Pour master-ship, votre seigneurie et le vaisseau de votre maître, ship, vaisseau.

SPEED.—Encore votre ancien défaut, de vouloir toujours jouer sur le mot. Quelles nouvelles avez-vous sur ce papier?

LAUNCE.—Les nouvelles les plus noires que vous ayez jamais apprises.

SPEED.—Noires, dites-vous?

LAUNCE.—Eh! oui! noires comme de l'encre.

SPEED.—Laissez-moi les lire.

LAUNCE.—Allons donc, butor, tu ne sais pas lire.

SPEED.—Tu mens, je sais lire.

LAUNCE.—Je veux t'examiner; dis-moi, qui t'a engendré?

SPEED.—Eh! le fils de mon grand-père.

LAUNCE.—Oh! l'ignorant paresseux, c'est le fils de ta grand'mère; cela prouve que tu ne sais pas lire.

SPEED.—Allons, imbécile, voyons, essaye ma science sur ton papier.

LAUNCE.—Viens là et recommande-toi à saint Nicolas47.

Note 47: (retour)

Saint Nicolas, patron des écoliers.

SPEED, il lit.—«Imprimis: Elle sait tirer le lait.

LAUNCE.—Oui, certes, elle le sait bien.

SPEED.—«Item. Elle brasse d'excellente bière.

LAUNCE.—Et c'est là d'où vient le proverbe:—Béni soit votre coeur, vous brassez de la bonne bière!

SPEED.—«Item. Elle sait coudre48.

Note 48: (retour)

She can sew,—can she so? calembour intraduisible.

LAUNCE.—C'est comme si on disait: le sait-elle?

SPEED.—«Item. Elle sait tricoter.

LAUNCE.—Comment un homme peut-il se trouver à bas avec une femme qui peut lui tricoter un bas!

SPEED.—«Item. Elle sait laver et nettoyer.

LAUNCE.—Une belle qualité, car elle n'a point besoin d'être lavée et nettoyée.

SPEED.—«Item. Elle sait filer.

LAUNCE.—Je puis donc laisser tourner le monde sur sa roue, si elle file assez pour se nourrir.

SPEED.—«Item. Elle a plusieurs vertus qui n'ont point de nom.

LAUNCE.—Comme qui dirait des vertus bâtardes, qui n'ont jamais connu leur père, et qui par conséquent n'ont point de nom.

SPEED.—Suivent maintenant ses défauts.

LAUNCE.—Sur les talons de ses vertus.

SPEED.—«Item. Il ne faut pas l'embrasser à jeun, à cause de son haleine.

LAUNCE.—Bon! c'est un défaut qu'on peut corriger par un déjeuner. Continue.

SPEED.—«Item. Elle a le goût des douceurs.

LAUNCE.—Ce qui dédommage de sa mauvaise haleine.

SPEED.—«Item. Elle parle quand elle dort.

LAUNCE.—Oh! cela n'y fait rien, pourvu qu'elle ne dorme pas quand elle parle.

SPEED.—«Item.