Un sein qui semblait gonflé de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l’année. Sa taille souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de sa chair, tout en elle demandait le cœur et promettait l’amour. Derrière le comptoir de marchande, elle donnait l’idée d’une nymphe de la danse, d’une bacchante d’Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans l’enveloppe modeste d’une ménagère de Chardin.

– Mon père n’est pas à la maison, dit-elle au peintre attendez-le un moment il ne tardera pas à rentrer.

Les petites mains brunes faisaient courir l’aiguille à travers le linon.

– Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin ?

Gamelin était incapable de feindre. Et l’amour, en enflammant son courage, exaltait sa franchise.

– Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous le dise, le dessin qui vous a été tracé n’est pas assez simple, assez nu, et se ressent du goût acheté qui régna trop longtemps en France dans l’art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris ; ces nœuds, ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur sous le tyran. Le goût renaît. Hélas ! Nus revenons de loin. Du temps de l’infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d’un aspect ridicule, qui ne sont bonnes qu’à être mises au feu pour chauffer les patriotes ; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l’antique. David dessine des lits et des fauteuils d’après les vases étrusques et les peintures d’Herculanum.

– J’ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c’est beau. Bientôt on n’en voudra pas d’autres. Comme vous, j’adore l’antique.

– Eh bien citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe d’une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches entrecroisées, elle eût été digne d’une Spartiate… et de vous. Vous pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la ligne droite.

Elle lui demanda ce qu’il fallait ôter. Il se pencha sur l’écharpe ses joues effleurèrent les boucles d’Élodie. Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient. Évariste goûtait en ce moment une joie infinie ; mais, sentant près de ses lèvres les lèvres d’Élodie, il craignait d’avoir offensé la jeune fille et se retira brusquement.

La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l’aimait, elle lui prêtait un fier génie d’artiste qui éclaterait un jour en chefs-d’œuvre et rendrait son nom célèbre, et elle l’en aimait davantage. La citoyenne Blaise n’avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n’était pas offensée de ce qu’un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses désirs ; elle aimait Évariste, qui était chaste ; elle ne l’aimait pas parce qu’il était chaste ; mais elle trouvait à ce qu’il le fût l’avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point craindre de rivales. Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si l’Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du jeune héros, c’était avec l’espoir d’en triompher et elle eût bientôt gémi d’une sévérité de mœurs qu’il n’eût point adoucie pour elle. Et, dès qu’elle en trouva l’occasion, elle se déclara plus qu’à demi, pour le contraindre à se déclarer lui-même. À l’exemple de cette tendre Aricie, la citoyenne Blaise n’était pas très éloignée de croire qu’en amour la femme est tenue à faire des avances. Les plus aimants, se disait-elle, sont les plus timides ; ils ont besoin d’aide et d’encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu’une femme peut faire la moitié du chemin et même davantage sans qu’ils s’en aperçoivent, en leur ménageant les apparences d’une attaque audacieuse et la gloire de la conquête. Ce qui la tranquillisait sur l’issue de l’affaire, c’est qu’elle savait avec certitude (et aussi n’y avait-il pas de doute à ce sujet) qu’Évariste, avant que la Révolution l’eût héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la concierge de l’académie.

Élodie, qui n’était point une ingénue, concevait différentes sortes d’amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond pour qu’elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à l’épouser, mais s’attendait à ce que son père n’approuvât pas l’union de sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n’avait rien ; le marchand d’estampes remuait de grosses sommes d’argent.