L’Amour peintre lui rapportait beaucoup, l’agio plus encore, et il s’était associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des bottes de jonc et de l’avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l’éditeur d’estampes connu dans toute l’Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan, aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian. Ce n’est pas qu’en fille obéissante elle tînt le consentement de son père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure, d’humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur d’affaires, ne s’était jamais occupé d’elle, l’avait laissée grandir libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais d’ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement puissants qu’un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d’aimer ne lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui savait un gré infini de cette prudence ; et, comme elle tenait de lui le sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s’inquiétait pas des raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre commis. À vingt-sept ans, elle se sentait d’âge et d’expérience à faire sa vie elle-même et n’éprouvait nul besoin de demander les conseils ou de suivre la volonté d’un père jeune, facile et distrait. Mais pour qu’elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce gendre pauvre, l’intéressât dans la maison, lui assurât des travaux comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d’une manière ou d’une autre, lui créât des ressources ; et cela elle jugeait impossible que l’un l’offrît, que l’autre l’acceptât, tant il y avait peu de sympathie entre ces deux hommes.

Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait sans terreur l’idée de s’unir à son ami par des liens secrets et de prendre l’auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que l’indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le caractère honnête et vertueux d’Évariste donnerait une force rassurante mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa vieille mère il ne semblait pas qu’il y eût dans une existence si étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature. D’ailleurs Évariste n’avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l’y obliger avant peu.

Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille :

– Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu’autant qu’elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie. En l’attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre absence.

Il répondit avec un sombre enthousiasme :

– Je m’y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d’Harmodius : une épée dans une guirlande.

Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style sobre et nu, qu’il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.

– Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la servitude le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne pure ; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages. Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri, méprisés dans les greniers ; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie il se rapproche de l’antique ; mais il n’est pas encore assez simple, assez grand, assez nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises d’Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques.

Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu’il poursuivait d’une haine inextinguible :

– Le connaissez-vous, citoyenne ?

Élodie fit signe qu’oui.

– Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l’air d’un sage de la Grèce auprès de Fragonard. Je l’ai rencontré, il y a quelque temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. À cette vue, je souhaitai qu’à défaut d’Apollon quelque vigoureux ami des arts le pendit à un arbre et l’écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux mauvais peintres.

Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux :

– Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi aimer.

– C’est vous, Gamelin ? fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes, basques envolées, et coiffé d’un énorme chapeau noir dont les cornes lui descendaient sur les épaules.

Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.

– Eh bien, Gamelin ! demanda le citoyen Blaise, m’apportez-vous quelque chose de neuf ?

– Peut-être dit le peintre.

Et il exposa son idée.

– Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l’état des mœurs. Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d’un patriote. J’ai conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les Égalités, les Fraternités ; les as, entourés de faisceaux s’appellent les Lois. Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique, Fraternité de carreau, Loi de cœur.