Aussi de tous les déménagements, les plus grotesques de Paris sont-ils ceux des Administrations. Jamais le génie d’Hoffmann, ce chantre de l’impossible, n’a rien inventé de plus fantastique. On ne se rend pas compte de ce qui passe dans les charrettes. Les cartons baillent en laissant une traînée de poussière dans les rues. Les tables montrant leurs quatre fers en l’air, les fauteuils rongés, les incroyables ustensiles avec lesquels on administre la France, ont des physionomies effrayantes. C’est à la fois quelque chose qui tient aux affaires de théâtre et aux machines des saltimbanques. De même que sur les obélisques, on aperçoit des traces d’intelligence et des ombres d’écriture qui troublent l’imagination, comme tout ce qu’on voit sans en comprendre la fin ! Enfin tout cela est si vieux, si éreinté, si fané, que la batterie de cuisine la plus sale est infiniment plus agréable à voir que les ustensiles de la cuisine administrative.
Peut-être suffira-t-il de peindre la Division de monsieur La Billardière, pour que les étrangers et les gens qui vivent en province aient des idées exactes sur les mœurs intimes des Bureaux, car ces traits principaux sont sans doute communs à toutes les administrations européennes.
D’abord, et avant tout, figurez-vous à votre fantaisie un homme ainsi rubriqué dans l’Annuaire ?
CHEF DE DIVISION.
« Monsieur le baron Flamet de La Billardière (Athanase-Jean-François-Michel), ancien Grand-Prévôt du département de la Corrèze, Gentilhomme ordinaire de la Chambre, Maître des requêtes en service extraordinaire, Président du grand Collège du département de la Dordogne, Officier de la Légion-d’Honneur, chevalier de Saint-Louis et des Ordres étrangers du Christ, d’Isabelle, de Saint-Wladimir, etc., Membre de l’Académie du Gers et de plusieurs autres Sociétés savantes, Vice-président de la Société des Bonnes-Lettres, Membre de l’Association de Saint-Joseph, et de la Société des prisons, l’un des Maires de Paris, etc., etc. »
Ce personnage, qui prenait un si grand développement typographique, occupait alors cinq pieds six pouces sur trente-six lignes de large dans un lit, la tête ornée d’un bonnet de coton serré par des rubans couleur feu, visité par l’illustre Desplein, chirurgien du Roi, et par le jeune docteur Bianchon, flanqué de deux vieilles parentes, environné de fioles, linges, remèdes et autres instruments mortuaires, guetté par le curé de Saint-Roch qui lui insinuait de penser à son salut. Son fils Benjamin de La Billardière demandait tous les matins aux deux docteurs : — Croyez-vous que j’aie le bonheur de conserver mon père ? Le matin même l’héritier avait fait une transposition en mettant le mot malheur à la place du mot bonheur.
Or, la Division La Billardière était située par soixante et onze marches de longitude sous la latitude des mansardes dans l’océan ministériel d’un magnifique hôtel, au nord-est d’une cour, où jadis étaient des écuries, alors occupées par la Division Clergeot. Un palier séparait les deux bureaux, dont les portes étaient étiquetées, le long d’un vaste corridor éclairé par des jours de souffrance. Les cabinets et antichambres de messieurs Rabourdin et Baudoyer étaient au-dessous, au deuxième étage. Après celui de Rabourdin se trouvaient l’antichambre, le salon et les deux cabinets de monsieur La Billardière.
Au premier étage, coupé en deux par un entresol, était le logement et le bureau de monsieur Eugène de La Brière, personnage occulte et puissant qui sera décrit en quelques phrases, car il mérite bien une parenthèse. Ce jeune homme fut, pendant tout le temps que dura le Ministère, le secrétaire particulier du ministre. Aussi son appartement communiquait-il par une porte dérobée au cabinet réel de Son Excellence, car après le cabinet de travail il y en avait un autre en harmonie avec les grands appartements où Son Excellence recevait, afin de pouvoir conférer tour à tour avec son secrétaire particulier sans témoins, et, avec de grands personnages sans son secrétaire. Un secrétaire particulier est au ministre ce que des Lupeaulx était au ministère. Entre le jeune La Brière et des Lupeaulx, il y avait la différence de l’aide-de-camp au chef d’état-major. Cet apprenti-ministre décampe et reparaît quelquefois avec son protecteur. Si le ministre tombe avec la faveur royale ou avec des espérances parlementaires, il emmène son secrétaire pour le ramener ; sinon il le met au vert en quelque pâturage administratif, à la Cour des Comptes, par exemple, cette auberge où les secrétaires attendent que l’orage se dissipe. Ce jeune homme n’est pas précisément un homme d’État mais c’est un homme politique, et quelquefois la politique d’un homme. Quand on pense au nombre infini de lettres qu’il doit décacheter et lire, outre ses occupations, n’est-il pas évident que dans un état monarchique on payerait cette utilité bien cher. Une victime de ce genre coûte à Paris entre dix et vingt mille francs ; mais le jeune homme profite des loges, des invitations et des voitures ministérielles. L’empereur de Russie serait très-heureux d’avoir pour cinquante mille francs par an, un de ces aimables caniches constitutionnels, si doux, si bien frisés, si caressants, si dociles, si merveilleusement dressés, de bonne garde, et... fidèles ! Mais le secrétaire particulier ne vient, ne s’obtient, ne se découvre, ne se développe que dans les bureaux d’un gouvernement représentatif. Dans la monarchie vous n’avez que des courtisans et des serviteurs ; tandis qu’avec une Charte vous êtes servi, flatté, caressé par des hommes libres. Les ministres, en France, sont donc plus heureux que les femmes et que les rois : ils ont quelqu’un qui les comprend. Peut-être faut-il plaindre les secrétaires particuliers à l’égal des femmes et du papier blanc : ils souffrent tout. Comme la femme chaste, ils doivent n’avoir de talent qu’en secret, et pour leurs ministres. S’ils ont du talent en public, ils sont perdus. Un secrétaire particulier est donc un ami donné par le Gouvernement. Revenons aux Bureaux ?
Trois garçons vivaient en paix à la Division La Billardière, à savoir : un garçon pour les deux bureaux, un autre commun aux deux chefs, et celui du directeur de la Division, tous trois chauffés et habillés par l’État, portant cette livrée si connue, bleu de roi à liserés rouges en petite tenue, et pour la grande larges galons bleus blancs et rouges. Celui de La Billardière avait une tenue d’huissier.
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