Pour flatter l’amour-propre du cousin d’un ministre, le Secrétaire-général avait toléré cet empiétement qui d’ailleurs ennoblissait l’Administration. Véritables piliers de ministères, experts des coutumes bureaucratiques, ces garçons, sans besoins, bien chauffés, vêtus aux dépens de l’État, riches de leur sobriété, sondaient jusqu’au vif les employés ; ils n’avaient d’autre moyen de se désennuyer que de les observer, d’étudier leurs manies ; aussi savaient-ils à quel point ils pouvaient s’avancer avec eux dans le prêt, faisant d’ailleurs leurs commissions avec la plus entière discrétion, allant engager ou dégager au Mont-de-Piété, achetant les reconnaissances, prêtant sans intérêt ; mais aucun employé ne prenait d’eux la moindre somme sans rendre une gratification, les sommes étaient légères, et il s’ensuivait des placements dits à la petite semaine. Ces serviteurs sans maîtres avaient neuf cents francs d’appointements ; les étrennes et gratifications portaient ces émoluments à douze cents francs, et ils étaient en position d’en gagner presque autant avec les employés, car les déjeuners de ceux qui déjeunaient leur passaient par les mains. Dans certains ministères, le concierge apprêtait ces déjeuners. La conciergerie du Ministère des Finances avait autrefois valu près de quatre mille francs au gros père Thuillier, dont le fils était un des employés de la Division La Billardière. Les garçons trouvaient quelquefois dans leur paume droite des pièces de cent sous glissées par des solliciteurs pressés, et reçues avec une rare impassibilité. Les plus anciens ne portent la livrée de l’État qu’au Ministère, et sortent en habit bourgeois.

Celui des Bureaux, le plus riche d’ailleurs, exploitait la masse des employés. Homme de soixante ans, ayant des cheveux blancs taillés en brosse, trapu, replet, le cou d’un apoplectique, un visage commun et bourgeonné, des yeux gris, une bouche de poêle, tel est le profil d’Antoine, le plus vieux garçon du Ministère. Antoine avait fait venir des Échelles en Savoie et placé ses deux neveux, Laurent et Gabriel, l’un auprès des chefs, l’autre auprès du directeur. Taillés en plein drap, comme leur oncle : trente à quarante ans, physionomie de commissionnaire, receveurs de contremarques le soir à un Théâtre royal, places obtenues par l’influence de La Billardière, ces deux Savoyards étaient mariés à d’habiles blanchisseuses de dentelles qui reprisaient aussi les cachemires. L’oncle non marié, ses neveux et leurs femmes vivaient tous ensemble, et beaucoup mieux que la plupart des Sous-chefs. Gabriel et Laurent, ayant à peine dix ans de place, n’étaient pas arrivés à mépriser le costume du gouvernement ; ils sortaient en livrée, fiers comme des auteurs dramatiques après un succès d’argent. Leur oncle, qu’ils servaient avec fanatisme et qui leur paraissait un homme subtil, les initiait lentement aux mystères du métier. Tous trois venaient ouvrir les Bureaux, les nettoyaient entre sept et huit heures, lisaient les journaux ou politiquaient à leur manière sur les affaires de la Division avec d’autres garçons, échangeant entre eux leurs renseignements respectifs. Aussi, comme les domestiques modernes qui savent parfaitement bien les affaires de leurs maîtres, étaient-ils dans le Ministère comme des araignées au centre de leur toile, ils y sentaient la plus légère commotion.

Le jeudi matin, lendemain de la soirée ministérielle et de la soirée Rabourdin, au moment où l’oncle se faisait la barbe assisté de ses deux neveux dans l’antichambre de la Division, au second étage, ils furent surpris par l’arrivée imprévue d’un employé.

— C’est monsieur Dutocq, dit Antoine, je le reconnais à son pas de filou. Il a toujours l’air de patiner cet homme-là ! Il tombe sur votre dos sans qu’on sache par où il est venu. Hier, contre son habitude, il est resté le dernier dans le bureau de la Division, excès qui ne lui est pas arrivé trois fois depuis qu’il est au Ministère.

Trente-huit ans, un visage oblong à teint bilieux, des cheveux gris crépus, toujours taillés ras ; un front bas, d’épais sourcils qui se rejoignaient, un nez tordu, des lèvres pincées, des yeux vert-clair qui fuyaient le regard du prochain, une taille élevée, l’épaule droite légèrement plus forte que l’autre, habit brun, gilet noir, cravate de foulard, pantalon jaunâtre, bas de laine noire, souliers à nœuds barbottants : vous voyez monsieur Dutocq, commis d’ordre du bureau Rabourdin. Incapable et flâneur, il haïssait son chef. Rien de plus naturel. Rabourdin n’avait aucun vice à flatter, aucun côté mauvais par où Dutocq aurait pu se rendre utile. Beaucoup trop noble pour nuire à un employé, il était aussi trop perspicace pour se laisser abuser par aucun semblant. Dutocq n’existait donc que par la générosité de Rabourdin et désespérait de tout avancement tant que ce chef mènerait la Division. Quoique se sentant sans moyens pour occuper la place supérieure, Dutocq connaissait assez les Bureaux pour savoir que l’incapacité n’empêche point d’émarger, il en serait quitte pour chercher un Rabourdin parmi ses rédacteurs. L’exemple de La Billardière était frappant et funeste. La méchanceté combinée avec l’intérêt personnel équivaut à beaucoup d’esprit ; très-méchant et très-intéressé, cet employé avait donc tâché de consolider sa position en se faisant l’espion des Bureaux. Dès 1816, il prit une couleur religieuse très-foncée en pressentant la faveur dont jouiraient les gens que, dans ce temps, les niais comprenaient tous indistinctement sous le nom de Jésuites. Appartenant à la Congrégation sans être admis à ses mystères, Dutocq allait d’un bureau à l’autre, explorait les consciences en disant des gaudrioles, et venait paraphraser ses rapports à des Lupeaulx, qu’il instruisait des plus petits événements. Aussi le Secrétaire-général étonnait-il souvent le ministre par sa profonde connaissance des affaires intimes. Bonneau tout de bon de ce Bonneau politique, Dutocq briguait l’honneur des secrets messages de des Lupeaulx, qui tolérait cet homme immonde en pensant que le hasard pouvait le lui rendre utile, ne fût-ce qu’à le tirer de peine, lui ou quelque grand personnage, par un honteux mariage. L’un et l’autre ils se comprenaient bien.