Phellion n’avait jamais osé prier monsieur Rabourdin de lui faire l’honneur de dîner chez lui, quoiqu’il eût regardé ce jour comme un des plus beaux de sa vie. Il disait que s’il pouvait laisser un de ses fils marchant sur les traces d’un Rabourdin, il mourrait le plus heureux père du monde. Il rebattait si bien l’éloge de ce digne et respectable Chef aux oreilles des demoiselles La Grave, qu’elles désiraient voir le grand Rabourdin comme un jeune homme peut souhaiter de voir monsieur de Châteaubriand. — « Elles eussent été bien heureuses, disaient-elles, d’avoir sa demoiselle à élever ! » Quand, par hasard, la voiture du ministre sortait ou rentrait, qu’il y eût ou non du monde, Phellion se découvrait très-respectueusement, et prétendait que la France en irait bien mieux si tout le monde honorait assez le pouvoir pour l’honorer jusque dans ses insignes. Quand Rabourdin le faisait venir en bas pour lui expliquer un travail, Phellion tendait son intelligence, il écoutait les moindres paroles du chef comme un dilettante écoute un air aux Italiens. Silencieux au Bureau, les pieds en l’air sur un pupitre de bois et ne les bougeant point, il étudiait sa besogne en conscience. Il s’exprimait dans sa correspondance administrative avec une gravité religieuse, prenait tout au sérieux, et appuyait sur les ordres transmis par le ministre au moyen de phrases solennelles. Cet homme, si ferré sur les convenances, avait eu un désastre dans sa carrière de rédacteur, et quel désastre ! Malgré le soin extrême avec lequel il minutait, il lui était arrivé de laisser échapper une phrase ainsi conçue : Vous vous rendrez aux lieux indiqués, avec les papiers nécessaires. Heureux de pouvoir rire aux dépens de cette innocente créature, les expéditionnaires étaient allés consulter à son insu Rabourdin, qui songeant au caractère de son rédacteur, ne put s’empêcher de rire, et modifia la phrase en marge par ces mots : Vous vous rendrez sur le terrain avec toutes les pièces indiquées. Phellion, à qui l’on vint montrer la correction, l’étudia, pesa la différence des expressions, ne craignit pas d’avouer qu’il lui aurait fallu deux heures pour trouver ces équivalents, et s’écria : « Monsieur Rabourdin est un homme de gênie ! » Il pensa toujours que ses collègues avaient manqué de procédés à son égard en recourant si promptement au Chef ; mais il avait trop de respect dans la hiérarchie pour ne pas reconnaître leur droit d’y recourir, d’autant plus qu’alors il était absent ; cependant, à leur place, il aurait attendu, la circulaire ne pressait pas. Cette affaire lui fit perdre le sommeil pendant quelques nuits. Quand on voulait le fâcher, on n’avait qu’à faire allusion à la maudite phrase en lui disant quand il sortait : — « Avez-vous les papiers nécessaires ? » Le digne rédacteur se retournait, lançait un regard foudroyant aux employés, et leur répondait : — « Ce que vous dites me semble fort déplacé, messieurs. » Il y eut un jour à ce sujet une querelle si forte que Rabourdin fut obligé d’intervenir et de défendre aux employés de rappeler cette phrase. Monsieur Phellion avait une figure de bélier pensif, peu colorée, marquée de la petite vérole, de grosses lèvres pendantes, les yeux d’un bleu clair ; une taille au-dessus de la moyenne. Propre sur lui comme doit l’être un maître d’histoire et de géographie obligé de paraître devant de jeunes demoiselles, il portait de beau linge, un jabot plissé, gilet de casimir noir ouvert, laissant voir des bretelles brodées par sa fille, un diamant à sa chemise, habit noir, pantalon bleu. Il adoptait l’hiver le carrik noisette à trois collets et avait une canne plombée nécessitée par la profonde solitude de quelques parties de son quartier. Il s’était déshabitué de priser et citait cette réforme comme un exemple frappant de l’empire qu’un homme peut prendre sur lui-même. Il montait les escaliers lentement, car il craignait un asthme, ayant ce qu’il appelait la poitrine grasse. Il saluait Antoine avec dignité.
Immédiatement après monsieur Phellion, vint un expéditionnaire qui formait un singulier contraste avec ce vertueux bonhomme. Vimeux était un jeune homme de vingt-cinq ans, à quinze cents francs d’appointements, bien fait, cambré, d’une figure élégante et romanesque, ayant les cheveux, la barbe, les yeux, les sourcils noirs comme du jais, de belles dents, des mains charmantes, portant des moustaches si fournies, si bien peignées, qu’il semblait en faire métier et marchandise. Vimeux avait une si grande aptitude à son travail qu’il l’expédiait plus promptement que personne. — « Ce jeune homme est doué ! » disait Phellion en le voyant se croiser les jambes et ne savoir à quoi employer le reste de son temps, après avoir fait son ouvrage. — « Et voyez ! c’est perlé ! » disait le rédacteur à du Bruel. Vimeux déjeunait d’une simple flûte et d’un verre d’eau, dînait pour vingt sous chez Katcomb et logeait en garni à douze francs par mois. Son bonheur, son seul plaisir était la toilette. Il se ruinait en gilets mirifiques, en pantalons collants, demi-collants, à plis ou à broderies, en boites fines, en habits bien faits qui dessinaient sa taille, en cols ravissants, en gants frais, en chapeaux. La main ornée d’une bague à la chevalière mise par-dessus son gant, armé d’une jolie canne, il tâchait de se donner la tournure et les manières d’un jeune homme riche. Puis, il allait, un cure-dent à la bouche, se promener dans la grande allée des Tuileries, absolument comme un millionnaire sortant de table. Dans l’espérance qu’une femme, une Anglaise, une étrangère quelconque, ou une veuve pourrait s’amouracher de lui, il étudiait l’art de jouer avec sa canne, et de lancer un regard à la manière dite américaine, par Bixiou. Il riait pour montrer ses belles dents. Il se passait de chaussettes, et se faisait friser tous les jours.
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