Certes, il y a des femmes de ménage, des femmes d’agrément, des femmes de luxe, des femmes exclusivement épouses, ou mères, ou amantes, des femmes purement spirituelles ou purement matérielles, comme il y a des artistes, des soldats, des artisans, des mathématiciens, des poètes, des négociants, des gens qui entendent l’argent, l’agriculture ou l’administration. Puis la bizarrerie des événements amène des contre-sens : beaucoup d’appelés et peu d’élus est une loi de la Cité aussi bien que du Ciel. Madame Rabourdin se jugeait très-capable d’éclairer un homme d’état, d’échauffer l’âme d’un artiste, de servir les intérêts d’un inventeur et de l’assister dans ses luttes, de se dévouer à la politique financière d’un Nucingen, d’un Keller, de représenter avec éclat une haute fortune. Peut-être voulait-elle ainsi s’expliquer à elle-même son horreur pour le livre du blanchisseur, pour les contrôles journaliers de la cuisine, les supputations économiques et les soins d’un petit ménage. Elle se faisait supérieure là où elle avait plaisir à l’être. En sentant si vivement les épines d’une position qui peut se comparer à celle de saint Laurent sur son gril, elle devait laisser échapper des cris. Aussi, dans ses paroxysmes d’ambition contrariée, dans les moments où sa vanité blessée lui causait de lancinantes douleurs, Célestine s’attaquait-elle à Xavier Rabourdin. N’était-ce pas à son mari de la placer convenablement ! Si elle était un homme, elle aurait bien eu l’énergie de faire une prompte fortune pour rendre heureuse une femme aimée ! Elle lui reprochait d’être trop honnête homme, ce qui, dans la bouche de certaines femmes, est un brevet d’imbecillité. Elle lui dessinait de superbes plans dans lesquels elle négligeait les obstacles qu’y apportent les hommes et les choses ; puis, comme toutes les femmes animées par un sentiment violent, elle devenait en pensée plus machiavélique qu’un Gondreville, plus rouée que Maxime de Trailles ; son esprit concevait tout, et elle se contemplait elle-même dans l’étendue de ses idées. Au débouché de ces belles imaginations, Rabourdin, à qui la pratique était connue, restait froid. Célestine attristée jugea son mari étroit de cervelle, timide, peu compréhensif, et prit insensiblement la plus fausse opinion sur le compagnon de sa vie : d’abord, elle l’éteignait constamment par le brillant de sa discussion ; puis, comme ses idées lui venaient par éclairs, elle l’arrêtait court quand il commençait à donner une explication, afin de ne pas perdre une étincelle de son esprit. Dès les premiers jours de leur mariage, en se sentant aimée et admirée par Rabourdin, Célestine fut sans façon avec lui ; elle se mit au-dessus de toutes les lois conjugales et de politesse intime, en demandant au nom de l’amour le pardon de ses petits méfaits ; et comme elle ne se corrigea point, elle domina constamment. Dans cette situation, un homme se trouve vis-à-vis de sa femme comme un enfant devant son précepteur, quand il ne peut ou ne veut pas croire que l’enfant qu’il a régenté petit soit devenu grand. Semblable à madame de Staël, qui criait en plein salon à un plus grand homme qu’elle : « Savez-vous que vous venez de dire quelque chose de bien profond ! » madame Rabourdin disait de son mari : — Il a quelquefois de l’esprit. Insensiblement la dépendance dans laquelle elle continuait à tenir Xavier se manifesta sur sa physionomie par d’imperceptibles mouvements ; son attitude et ses manières exprimèrent son manque de respect. Sans le savoir, elle nuisit donc à son mari, car en tout pays, avant de juger un homme, le monde écoute ce qu’en pense sa femme, et demande ainsi ce que les Genevois appellent un préavis (en genevois on prononce préavisse). Quand Rabourdin s’aperçut des fautes que l’amour lui avait fait commettre, le pli était pris, il se tut et souffrit. Semblable à quelques hommes chez lesquels le sentiment et les idées sont en force égale, chez lesquels il se rencontre tout à la fois une belle âme et une cervelle bien organisée, il était l’avocat de sa femme au tribunal de son jugement ; il se disait que la nature l’avait destinée à un rôle manqué par sa faute, à lui ; elle était comme un cheval anglais de pur sang, un coureur attelé à une charrette pleine de moellons, elle souffrait ; enfin il se condamnait. Puis, à force de les répéter, sa femme lui avait inoculé ses croyances en elle-même. Les idées sont contagieuses en ménage : le Neuf Thermidor est, comme tant d’événements immenses, le résultat d’une influence féminine. Aussi, poussé par l’ambition de Célestine, Rabourdin avait-il songé depuis long-temps au moyen de la satisfaire ; mais il lui cachait ses espérances pour ne pas lui en infliger les tourments. Cet homme de bien était résolu de se faire jour dans l’administration en y pratiquant une forte trouée. Il voulait y produire une de ces révolutions qui placent un homme à la tête d’une partie quelconque de la société ; mais incapable de la bouleverser à son profit, il roulait des pensées utiles et rêvait un triomphe obtenu par de nobles moyens. Cette idée à la fois ambitieuse et généreuse, il est peu d’employés qui ne l’aient conçue ; mais chez les employés comme chez les artistes, il y a beaucoup plus d’avortements que d’enfantements, ce qui revient au mot de Buffon : Le génie c’est la patience.

Mis à portée d’étudier l’administration française et d’en observer le mécanisme, Rabourdin avait opéré dans le milieu où le hasard faisait mouvoir sa pensée, ce qui, par parenthèse, est le secret de beaucoup d’œuvres humaines, et il avait fini par inventer un nouveau système d’administration. Connaissant les gens auxquels il aurait affaire, il avait respecté la machine qui fonctionnait alors, qui fonctionne encore et qui fonctionnera long-temps ; car tout le monde se serait effrayé à l’idée de la refaire, mais personne ne pouvait se refuser à la simplifier. Le problème à résoudre était donc un meilleur emploi des mêmes forces. Dans sa plus simple expression, ce plan consistait à remanier les impôts de manière à les diminuer sans que l’État perdît ses revenus, et à obtenir, avec un budget égal au budget qui soulevait alors tant de folles discussions, des résultats deux fois plus considérables que les résultats actuels. Une longue pratique avait démontré à Rabourdin, qu’en toute chose la perfection était produite par de simples revirements. Économiser, c’est simplifier. Simplifier, c’est supprimer un rouage inutile : il y a donc déplacement.