Aussi, son système reposait-il sur un déclassement, il se traduisait par une nouvelle nomenclature administrative. Là gît peut-être la raison de la haine que s’attirent les novateurs. Les suppressions exigées par le perfectionnement, et d’abord mal comprises, menacent des existences qui ne se résolvent pas facilement à changer de condition. Ce qui rendait Rabourdin vraiment grand, était d’avoir su contenir l’enthousiasme qui saisit tous les inventeurs, d’avoir cherché patiemment un engrenage à chaque mesure afin d’éviter les chocs, en laissant au temps et à l’expérience le soin de démontrer l’excellence de chaque changement. La grandeur du résultat ferait croire à son impossibilité, si l’on perdait de vue cette pensée au milieu de la rapide analyse de ce système. Il n’est donc pas indifférent d’indiquer, d’après ses confidences, quelqu’incomplètes qu’elles furent, le point d’où il partit pour embrasser l’horizon administratif. Ce récit, qui tient d’ailleurs au cœur de l’intrigue, expliquera peut-être aussi quelques malheurs des mœurs présentes.

Xavier avait d’abord été profondément ému par les misères qu’il avait reconnues dans l’existence des employés, il s’était demandé d’où venait leur croissante déconsidération ; il en avait recherché les causes, et les avait trouvées dans ces petites révolutions partielles qui furent comme le remous de la tempête de 1789 et que les historiens des grands mouvements sociaux négligent d’examiner, quoiqu’en définitif elles ayent fait nos mœurs ce qu’elles sont.

Autrefois, sous la monarchie, les armées bureaucratiques n’existaient point. Peu nombreux, les employés obéissaient à un premier ministre toujours en communication avec le souverain, et servaient ainsi presque directement le roi. Les chefs de ces serviteurs zélés étaient simplement nommés des premiers commis. Dans les parties d’administration que le roi ne régissait pas lui-même, comme les Fermes, les employés étaient à leurs chefs ce que les commis d’une maison de commerce sont à leurs patrons : ils apprenaient une science qui devait leur servir à se faire une fortune. Ainsi, le moindre point de la circonférence se rattachait au centre et en recevait la vie. Il y avait donc dévouement et foi. Depuis 1789, l’État, la patrie si l’on veut, a remplacé le Prince. Au lieu de relever directement d’un premier magistrat politique, les commis sont devenus, malgré nos belles idées sur la patrie, des employés du gouvernement ; leurs chefs flottent à tous les vents d’un pouvoir qui ne sait pas la veille s’il existera le lendemain et qui s’appelle le Ministère. Le courant des affaires devant toujours s’expédier, il surnage une certaine quantité de commis qui se sait indispensable quoique congéable à merci et qui veut rester en place. La bureaucratie, pouvoir gigantesque mis en mouvement par des nains, est née ainsi. Si en subordonnant toute chose et tout homme à sa volonté, Napoléon avait retardé pour un moment l’influence de la bureaucratie, ce rideau pesant placé entre le bien à faire et celui qui peut l’ordonner, elle s’était définitivement organisée sous le gouvernement constitutionnel, nécessairement ami des médiocrités, grand amateur de pièces probantes et de comptes, enfin tracassier comme une petite bourgeoise. Heureux de voir les ministres en lutte constante avec quatre cents petits esprits, avec dix ou douze têtes ambitieuses et de mauvaise foi, les Bureaux se hâtèrent de se rendre indispensables en se substituant à l’action vivante par l’action écrite, et ils créèrent une puissance d’inertie appelée le Rapport. Expliquons le Rapport.

Quand les rois eurent des ministres, ce qui n’a commencé que sous Louis XV, ils se firent faire des rapports sur les questions importantes, au lieu de tenir, comme autrefois, conseil avec les grands de l’État. Insensiblement, les ministres furent amenés par leurs Bureaux à faire comme les rois. Occupés de se défendre devant les deux Chambres et devant la cour, ils se laissèrent mener par les lisières du rapport. Il ne se présenta rien d’important dans l’administration, que le ministre, à la chose la plus urgente, ne répondît : — J’ai demandé un rapport. Le rapport devint ainsi, pour l’affaire et pour le ministre, ce qu’est le rapport à la Chambre des Députés pour les lois : une consultation où sont traitées les raisons contre et pour avec plus ou moins de partialité ; en sorte que le ministre, de même que la Chambre, se trouve tout aussi avancé avant qu’après le rapport. Toute espèce de parti se prend en un instant. Quoi qu’on fasse, il faut arriver au moment où l’on se décide. Plus on met en bataille de raisons pour et de raisons contre, moins le jugement est sain. Les plus belles choses de la France se sont faites quand il n’existait pas de rapport et que les décisions étaient spontanées. La loi suprême de l’homme d’état est d’appliquer des formules précises à tous les cas, à la manière des juges et des médecins.

Rabourdin s’était dit : On est ministre pour avoir de la décision, connaître les affaires et les faire marcher. Et il voyait le rapport régnant en France depuis le colonel jusqu’au maréchal, depuis le commissaire de police jusqu’au roi, depuis les préfets jusqu’aux ministres, depuis la Chambre jusqu’à la loi. Tout commençait à se discuter, se balancer et se contre-balancer de vive voix et par écrit, tout prenait la forme littéraire.