Celui du Bureau Baudoyer, nommé Colleville, y était Commis principal, et, sous la Restauration, il eut été Sous-chef ou même Chef, depuis longtemps. Il avait en madame Colleville une femme aussi supérieure dans son genre que madame Rabourdin dans le sien. Colleville, fils d’un premier violon de l’Opéra, s’était amouraché de la fille d’une célèbre danseuse. Flavie Minoret, une de ces habiles et charmantes Parisiennes qui savent rendre leurs maris heureux tout en gardant leur liberté, faisait de la maison de Colleville le rendez-vous de nos meilleurs artistes, des orateurs de la Chambre. On ignorait presque chez elle l’humble place occupée par Colleville. La conduite de Flavie, femme un peu trop féconde, offrait tant de prise à la médisance, que madame Rabourdin avait refusé toutes ses invitations. L’ami de Colleville, nommé Thuillier, occupait dans le Bureau Rabourdin une place absolument pareille à celle de Colleville, et s’était vu par les mêmes motifs arrêté dans sa carrière administrative comme Colleville. Qui connaissait Colleville connaissait Thuillier, et réciproquement. Leur amitié, née au bureau, venait de la coïncidence de leurs débuts dans l’administration. La jolie madame Colleville avait, disait-on dans les Bureaux, accepté les soins de Thuillier que sa femme laissait sans enfants. Thuillier, dit le beau Thuillier, ex-homme à bonnes fortunes, menait une vie aussi oisive que celle de Colleville était occupée. Colleville première clarinette à l’Opéra-Comique, et teneur de livres le matin, se donnait beaucoup de mal pour élever sa famille, quoique les protections ne lui manquassent pas. On le regardait comme un homme très-fin, d’autant plus qu’il cachait son ambition sous une espèce d’indifférence. En apparence content de son sort, aimant le travail ; il trouvait tout le monde, même les chefs, disposés à protéger sa courageuse existence. Depuis quelques jours seulement madame Colleville avait réformé son train de maison, et semblait tourner à la dévotion ; aussi disait-on vaguement dans les Bureaux qu’elle pensait à prendre dans la Congrégation un point d’appui plus sûr que le fameux orateur François Keller, un de ses plus constants adorateurs dont le crédit n’avait pas jusqu’à présent fait obtenir une place supérieure à Colleville. Flavie s’était adressée, et ce fut une de ses erreurs, à des Lupeaulx. Colleville avait la passion de chercher l’horoscope des hommes célèbres dans l’anagramme de leurs noms. Il passait des mois entiers à décomposer des noms et les recomposer afin d’y découvrir un sens. Un corse la finira trouvé dans révolution française. — Vierge de son mari dans Marie de Vigneros, nièce du cardinal de Richelieu. — Henrici mei casta dea dans Catharina de Médicis. — Eh c’est large nez dans Charles Genest, l’abbé de la cour de Louis XIV, si connu par son gros nez qui amusait le duc de Bourgogne ; enfin tous les anagrammes connus avaient émerveillé Colleville. Érigeant l’anagramme en science, il prétendait que le sort de tout homme était écrit dans la phrase que donnait la combinaison des lettres de ses nom, prénoms et qualités. Depuis l’avénement de Charles X, il s’occupait de l’anagramme du Roi. Thuillier, qui lâchait quelques calembours, prétendait que l’anagramme était un calembour en lettres. Colleville, homme plein de cœur, lié presqu’indissolublement à Thuillier, le modèle de l’égoïste, présentait un problème insoluble et que beaucoup d’employés de la Division expliquaient par ces mots : « Thuillier est riche et le ménage Colleville est lourd ! » En effet, Thuillier passait pour joindre aux émoluments de sa place les bénéfices de l’escompte ; on venait souvent le chercher pour parler à des négociants avec lesquels il avait des conférences de quelques minutes dans la cour, mais pour le compte de mademoiselle Thuillier sa sœur. Cette amitié consolidée par le temps était basée sur des sentiments, sur des faits assez naturels qui trouveront leur place ailleurs (voyez les Petits Bourgeois) et qui formeraient ici ce que les critiques appellent des longueurs. Il n’est peut-être pas inutile de faire observer néanmoins que si l’on connaissait beaucoup madame Colleville dans les Bureaux, on ignorait presque l’existence de madame Thuillier. Colleville, l’homme actif, chargé d’enfants, était gros, gras, réjoui ; tandis que Thuillier, le Beau de l’Empire, sans soucis apparents, oisif, d’une taille svelte, offrait aux regards une figure blême et presque mélancolique. — « Nous ne savons pas, disait Rabourdin en parlant de ces deux employés, si nos amitiés naissent plutôt des contrastes que des similitudes. »

Au contraire de ces deux frères siamois, Chazelle et Paulmier étaient deux employés toujours en guerre : l’un fumait, l’autre prisait, et ils se disputaient sans cesse à qui pratiquait le meilleur mode d’absorber le tabac.