Minard s’était marié par amour avec une ouvrière fleuriste, fille d’un portier, qui travaillait chez elle pour mademoiselle Godard et que Minard avait vue rue de Richelieu dans la boutique. Étant fille, Zélie Lorain avait eu bien des fantaisies pour sortir de son état. D’abord élève du Conservatoire, tour à tour danseuse, chanteuse et actrice, elle avait songé à faire comme font beaucoup d’ouvrières, mais la peur de mal tourner et de tomber dans une effroyable misère l’avait préservée du vice. Elle flottait entre mille partis, lorsque Minard s’était dessiné nettement, une proposition de mariage à la main. Zélie gagnait cinq cents francs par an, Minard en avait quinze cents. En croyant pouvoir vivre avec deux mille francs, ils se marièrent sans contrat, avec la plus grande économie. Minard et Zélie étaient allés se loger auprès de la barrière de Courcelles, comme deux tourtereaux, dans un appartement de cent écus, au troisième : des rideaux de calicot blanc aux fenêtres, sur les murs un petit papier écossais à quinze sous le rouleau, carreau frotté, meubles en noyer, petite cuisine bien propre ; d’abord une première pièce où Zélie faisait ses fleurs, puis un salon meublé de chaises foncées en crin, une table ronde au milieu, une glace, une pendule représentant une fontaine à cristal tournant, des flambeaux dorés enveloppés de gaze ; enfin une chambre à coucher blanche et bleue ; lit, commode et secrétaire en acajou, petit tapis rayé au bas du lit, six fauteuils et quatre chaises ; dans un coin, le berceau en merisier où dormaient un fils et une fille. Zélie nourrissait ses enfants elle-même, faisait sa cuisine, ses fleurs et son ménage. Il y avait quelque chose de touchant dans cette heureuse et laborieuse médiocrité. En se sentant aimée par Minard, Zélie l’aima sincèrement. L’amour attire l’amour, c’est l’abyssus abyssum de la Bible. Ce pauvre homme quittait son lit le matin pendant que sa femme dormait, et lui allait chercher ses provisions. Il portait les fleurs terminées en se rendant à son bureau, en revenant il achetait les matières premières ; puis, en attendant le dîner, il taillait ou estampait les feuilles, garnissait les tiges, délayait les couleurs. Petit, maigre, fluet, nerveux, ayant des cheveux rouges et crépus, des yeux d’un jaune clair, un teint d’une éclatante blancheur, mais marqué de rousseurs, il avait un courage sourd et sans apparat. Il possédait la science de l’écriture au même degré que Vimeux. Au Bureau, il se tenait coi, faisait sa besogne et gardait l’attitude recueillie d’un homme souffrant et songeur. Ses cils blancs et son peu de sourcils l’avaient fait surnommer le lapin blanc par l’implacable Bixiou. Minard, ce Rabourdin d’une sphère inférieure, dévoré du désir de mettre sa Zélie dans une heureuse situation, cherchait dans l’océan des besoins du luxe et de l’industrie parisienne une idée, une découverte, un perfectionnement qui lui procurât une prompte fortune. Son apparente bêtise était produite par la tension continuelle de son esprit : il allait de la Double Pâte des Sultanes à l’Huile Céphalique, des briquets phosphoriques au gaz portatif, des socques articulés aux lampes hydrostatiques, embrassant ainsi les infiniment petits de la civilisation matérielle. Il supportait les plaisanteries de Bixiou comme un homme occupé supporte les bourdonnements d’un insecte, il ne s’en impatientait même point. Malgré son esprit, Bixiou ne devinait pas le profond mépris que Minard avait pour lui. Minard se souciait peu d’une querelle, il y voyait une perte de temps. Aussi avait-il fini par lasser son persécuteur. Il venait au Bureau habillé fort simplement, gardait le pantalon de coutil jusqu’en octobre, portait des souliers et des guêtres, un gilet en poil de chèvre, un habit de castorine en hiver et de gros mérinos en été, un chapeau de paille ou un chapeau de soie à onze francs, selon les saisons, car sa gloire était sa Zélie : il se serait passé de manger pour lui acheter une robe. Il déjeunait avec sa femme et ne mangeait rien au Bureau. Une fois par mois il menait Zélie au spectacle avec un billet donné par du Bruel ou par Bixiou, car Bixiou faisait de tout, même du bien. La mère de Zélie quittait alors sa loge, et venait garder l’enfant. Minard avait remplacé Vimeux dans le Bureau de Baudoyer. Madame et monsieur Minard rendaient en personne leurs visites du jour de l’an. En les voyant, on se demandait comment faisait la femme d’un pauvre employé à quinze cents francs pour maintenir son mari dans un costume noir, et porter des chapeaux de paille d’Italie à fleurs, des robes de mousseline brodée, des pardessous en soie, des souliers de prunelle, des fichus magnifiques, une ombrelle chinoise, et venir en fiacre et rester vertueuse ; tandis que madame Colleville ou telle autre dame pouvaient à peine joindre les deux bouts, elles qui avaient deux mille quatre cents francs !...

Dans chacun de ces Bureaux, il se trouvait un employé ami l’un de l’autre jusqu’à rendre leur amitié ridicule, car on rit de tout dans les Bureaux.