Chacun peut, par instruction, aller voir à Venise, à Madrid, à Amsterdam, à Stockholm et à Rome les places où existèrent d’immenses pouvoirs aujourd’hui détruits par la petitesse qui s’y est infiltrée en gagnant les sommités. Au jour d’une lutte, tout s’est trouvé débile, l’État a succombé devant une faible attaque. Adorer le sot qui réussit, ne pas s’attrister à la chute d’un homme de talent est le résultat de notre triste éducation et de nos mœurs qui poussent les gens d’esprit à la raillerie et le génie au désespoir. Mais quel problème difficile à résoudre que celui de la réhabilitation des employés, au moment où le libéralisme criait par ses journaux dans toutes les boutiques industrielles que les traitements des employés constituaient un vol perpétuel, quand il configurait les chapitres du budget en forme de sangsues, et demandait chaque année où allait le milliard des impôts. Aux yeux de monsieur Rabourdin, l’employé, relativement au budget, était ce que le joueur est au jeu ; tout ce qu’il en emporte, il le lui restitue. Tout gros traitement impliquait une production. Payer mille francs par an à un homme pour lui demander toutes ses journées, n’était-ce pas organiser le vol et la misère ? un forçat coûte presque autant et travaille moins. Mais vouloir qu’un homme auquel l’État donnerait douze mille francs par an se vouât à son pays, était un contrat profitable à tous deux, et qui pouvait tenter les capacités.

Ces réflexions avaient donc conduit Rabourdin à une refonte du personnel. Employer peu de monde, tripler ou doubler les traitements et supprimer les pensions ; prendre les employés jeunes, comme faisaient Napoléon, Louis XIV, Richelieu et Ximenès, mais les garder long-temps en leur réservant les hauts emplois et de grands honneurs, étaient les points capitaux d’une réforme aussi utile à l’État qu’à l’employé. Il est difficile de raconter en détail, chapitre par chapitre, un plan qui embrassait le budget et qui descendait dans les infiniment petits de l’Administration pour les synthétiser ; mais peut-être une indication des principales réformes suffira-t-elle à ceux qui connaissent comme à ceux qui ignorent la constitution administrative. Quoique la position d’un historien soit dangereuse en racontant un plan qui ressemble à de la politique faite au coin du feu, encore est-il nécessaire de le crayonner, afin d’expliquer l’homme par l’œuvre. Supprimez le récit de ses travaux, vous ne voudrez plus croire le narrateur sur parole, s’il se contentait d’affirmer le talent ou l’audace d’un Chef de bureau.

Rabourdin divisait la haute administration en trois ministères. Il avait pensé que si jadis il se trouvait des têtes assez fortes pour embrasser l’ensemble des affaires intérieures et extérieures, la France d’aujourd’hui ne manquerait jamais de Mazarin, de Suger, de Sully, de Choiseul, de Colbert pour diriger des ministères plus vastes que les ministères actuels. D’ailleurs, constitutionnellement parlant, trois ministres s’accordent plus facilement que sept. Puis, il est moins difficile aussi de se tromper quant au talent. Enfin, peut-être la royauté éviterait-elle ainsi ses perpétuelles oscillations ministérielles qui ne permettent de suivre aucun plan de politique extérieure, ni d’accomplir aucune amélioration intérieure. En Autriche, où des nations diverses réunies offrent des intérêts différents à concilier et à conduire sous une même couronne, deux hommes d’État supportaient en ce moment le poids des affaires publiques, sans en être accablés. La France était-elle plus pauvre que l’Allemagne en capacités politiques ? D’abord n’était-il pas naturel de réunir le ministère de la marine au ministère de la guerre ? Pour Rabourdin, la marine paraissait un des comptes courants du ministère de la guerre, comme l’artillerie, la cavalerie, l’infanterie et l’intendance. N’était-ce pas un contre-sens de donner aux amiraux et aux maréchaux une administration séparée, quand ils marchaient vers un but commun : la défense du pays, l’attaque de l’ennemi, la protection des possessions nationales ? Le ministère de l’intérieur devait réunir le commerce, la police et les finances, sous peine de mentir à son nom. Au ministère des affaires étrangères appartenaient la justice, la maison du roi, et tout ce qui, dans le ministère de l’intérieur, concerne les arts, les lettres et les grâces : toute protection devait découler immédiatement du souverain, et ce ministère impliquait la présidence du Conseil. Chacun de ces trois ministères ne comportait pas plus de deux cents employés à son administration centrale, où Rabourdin les logeait tous, comme jadis sous la monarchie. En prenant pour moyenne une somme de douze mille francs par tête, il ne comptait que sept millions pour des chapitres qui en coûtaient plus de vingt dans le budget actuel ; car, en réduisant ainsi les ministères à trois têtes, il supprimait des administrations entières devenues inutiles, et les énormes frais de leurs établissements dans Paris. Il prouvait qu’un arrondissement devait être administré par dix hommes, une préfecture par douze au plus, ce qui ne supposait que cinq mille employés pour toute la France, Justice et Armée à part, nombre que dépassait alors le chiffre seul des employés aux ministères. Mais, dans son plan, les greffiers des tribunaux étaient chargés du régime hypothécaire, mais le ministère public était chargé de l’enregistrement et des domaines, car il avait réuni dans un même centre les parties similaires : ainsi l’hypothèque, la succession, l’enregistrement ne sortaient pas de leur cercle d’action, et ne nécessitaient que trois surnuméraires par Tribunal, et trois par Cour royale. L’application constante de ce principe avait conduit Rabourdin à la réforme des finances. Il avait confondu toutes les perceptions d’impôts en une seule, en taxant la consommation en masse au lieu de taxer la propriété. Selon lui, la consommation était l’unique matière imposable en temps de paix. La contribution foncière devait être réservée pour les cas de guerre. Alors seulement l’État pouvait demander des sacrifices au sol, car alors il s’agissait de le défendre ; mais, en temps de paix, c’était une lourde faute politique que de l’inquiéter au delà d’une certaine limite ; on ne le trouvait plus dans les grandes crises. Ainsi l’Emprunt pendant la paix, parce qu’il se faisait au pair et non à cinquante pour cent de perte, comme dans les temps mauvais ; puis, pendant la guerre, la contribution foncière.

— L’invasion de 1814 et de 1815, disait Rabourdin à ses amis, a fondé en France et démontré une institution que ni Law ni Napoléon n’avaient pu établir : le crédit.

Malheureusement Xavier considérait les vrais principes de cette admirable machine comme encore peu compris.