La France allait se ruiner malgré de si beaux rapports, et disserter au lieu d’agir. Il se faisait en France un million de rapports écrits par année ; aussi la bureaucratie régnait-elle ! Les dossiers, les cartons, les paperasses à l’appui des pièces sans lesquelles la France serait perdue, la circulaire sans laquelle elle n’irait pas, fleurissaient. La bureaucratie commençait à entretenir à son profit la méfiance entre la recette et la dépense, elle calomniait l’administration pour le salut de l’administrateur. Enfin elle inventait les fils lilliputiens qui enchaînent la France à la centralisation parisienne, comme si, de 1500 à 1800, la France n’avait rien pu faire sans trente mille commis.

En s’attachant à la chose publique, comme le guy au poirier, l’employé s’en désintéressa complétement, et voici comme. Obligés d’obéir aux princes ou aux Chambres qui leur imposent des parties prenantes au budget et forcés de garder des travailleurs, les ministres diminuaient les salaires et augmentaient les emplois, en pensant que plus il y aurait de monde employé par le gouvernement, plus le gouvernement serait fort. La loi contraire est un axiome écrit dans l’univers : il n’y a d’énergie que par la rareté des principes agissants. Aussi l’événement a-t-il prouvé l’erreur du ministérialisme. Pour implanter un gouvernement au cœur d’une nation, il faut savoir y rattacher des intérêts et non des hommes. Conduit à mépriser le gouvernement qui lui retirait à la fois considération et salaire, l’employé se comportait en ce moment avec lui comme une courtisane avec un vieil amant, il lui donnait du travail pour son argent : situation aussi peu tolérable pour l’administration que pour l’employé, si tous deux osaient se tâter le pouls, et si les gros salaires n’étouffaient pas la voix des petits. Seulement occupé de se maintenir, de toucher ses appointements et d’arriver à sa pension, l’employé se croyait tout permis pour obtenir ce grand résultat. Cet état de choses amenait le servilisme du commis, il engendrait de perpétuelles intrigues au sein des Ministères où les pauvres employés luttaient contre une aristocratie dégénérée qui venait pâturer sur les communaux de la bourgeoisie, en exigeant des places pour ses enfants ruinés. Un homme supérieur pouvait difficilement marcher le long de ces haies tortueuses, plier, ramper, se couler dans la fange de ces sentines où les têtes remarquables effrayaient tout le monde. Un génie ambitieux se vieillit pour obtenir la triple couronne, il n’imite pas Sixte-Quint pour devenir Chef de Bureau. Il ne restait ou ne venait que des paresseux, des incapables ou des niais. Ainsi s’établissait lentement la médiocrité de l’Administration française. Entièrement composée de petits esprits, la bureaucratie mettait un obstacle à la prospérité du pays, retardait sept ans dans ses cartons le projet d’un canal qui eût stimulé la production d’une province, s’épouvantait de tout, perpétuait les lenteurs, éternisait les abus qui la perpétuaient et l’éternisaient elle-même ; elle tenait tout et le ministre même en lisière ; enfin elle étouffait les hommes de talent assez hardis pour vouloir aller sans elle ou l’éclairer sur ses sottises. Le livre des pensions venait d’être publié, Rabourdin y vit un garçon de bureau inscrit pour une retraite supérieure à celle des vieux colonels criblés de blessures. L’histoire de la bureaucratie se lisait là tout entière. Autre plaie engendrée par les mœurs modernes, et qu’il comptait parmi les causes de cette secrète démoralisation : l’Administration à Paris n’a point de subordination réelle, il y règne une égalité complète entre le chef d’une Division importante et le dernier expéditionnaire : l’un est aussi savant que l’autre dans une arène où l’on se rejette la besogne les uns aux autres. Les employés se jugeaient entre eux sans aucun respect. L’instruction, également dispensée sans mesure aux masses, amène le fils d’un concierge de ministère à prononcer sur le sort d’un homme de mérite ou d’un grand propriétaire chez qui son père a tiré le cordon de la porte. Le dernier venu peut donc lutter avec le plus ancien. Un riche surnuméraire éclabousse son chef en allant à Longchamp dans un tilbury qui porte une jolie femme à laquelle il indique par un mouvement de son fouet le pauvre père de famille à pied, en disant : Voilà mon chef ! Les Libéraux nommaient cet état de choses le PROGRÈS, Rabourdin y voyait l’ANARCHIE au cœur du pouvoir ; car il voyait en résultat des intrigues agitées, comme celles du sérail, entre des eunuques, des femmes et des sultans imbéciles, des petitesses de religieuses, des vexations sourdes, des tyrannies de collége, des travaux diplomatiques à effrayer un ambassadeur entrepris pour une gratification ou pour une augmentation, des sauts de puces attelées à un char de carton ; des malices de nègre faites au ministre lui-même ; puis les gens réellement utiles, les travailleurs, victimes des parasites ; les gens dévoués à leur pays qui tranchent vigoureusement sur la masse des incapacités, succombant sous d’ignobles trahisons. Toutes les hautes places allaient appartenir à l’influence parlementaire et non à la Royauté, les employés se voyaient alors dans la condition de rouages vissés à une machine : il ne s’agissait plus pour eux que d’être plus ou moins graissés. Cette fatale conviction étouffait bien des mémoires écrits en conscience sur les plaies secrètes du pays, désarmait bien des courages, corrodait les probités les plus sévères, fatiguées de l’injustice et conviées à l’insouciance par de dissolvants ennuis. Un commis des frères Rothschild correspond avec toute l’Angleterre : un seul employé pourrait correspondre avec tous les préfets ; mais là où l’un vient apprendre les éléments de sa fortune, l’autre perd inutilement son temps, sa vie et sa santé. Là était le mal. Certes un pays ne semble pas immédiatement menacé de mort parce qu’un employé de talent se retire et qu’un homme médiocre le remplace. Malheureusement pour les nations, aucun homme ne parait indispensable à leur existence. Mais quand tout s’est à la longue amoindri, les nations disparaissent.