Nous disons
donc : … Un Bescherelle, un dictionnaire de droit ; un
dictionnaire d'économie politique ; deux buvards de 1 mètre 25
sur 95 ; une chancelière…
– Pendant que vous y êtes, interrompit Caldas, je désirerais
bien me mettre dans mes meubles…
– Ça viendra, répondit Nourrisson.
– Je crois, dit Basquin, en relisant son bon, que je n'ai rien
oublié… Ah ! si, ma foi ! et il ajouta :
… Un porte-allumettes ; une serviette d'avocat, chagrin
violet…
– Voulez-vous, continua-t-il, qu'on y mette votre nom en toutes
lettres ?
– Oh ! inutile, dit Romain, mon chiffre suffira.
– Fort bien…
… Avec le chiffre ci-dessus, estampé à froid.
– Et vous croyez, demanda Caldas, qu'on va ma donner tout
cela ?
– Vous y avez droit, affirma le commis principal.
– Quoi ! tout de suite ?
– D'ici deux heures, répondit Basquin, le temps d'obtenir le
visa du sous-chef, le visa du chef de bureau, le visa du chef de la
section, le visa du chef de division, le visa du directeur, le visa
du chef de matériel, le visa du chef de la comptabilité, le visa du
contrôleur général, et enfin le visa du secrétariat…
– Mais, demanda Romain, à quoi bon tant de visas ?
– Monsieur, répondit le commis principal, on ne saurait prendre
trop de précautions pour empêcher le gaspillage.
Chapitre 19
Le reste de la journée se passa pour Caldas à ranger son magasin
de papeterie dans ses tiroirs et ses cartons. Il admirait la beauté
de tous les articles que fournit le ministère à ses employés.
– Il faut bien nous donner le superflu, puisqu'on nous prive du
nécessaire, se disait-il en essayant ses compas et les magnifiques
règles graduées qui coûtent dix-huit francs.
Quant au papier à lettre, c'est le plus beau qui se fabrique en
France.
La serviette d'avocat surtout ravit Caldas.
– Il y a cinq ans, pensa-t-il, que je serais au ministère, si
j'avais su qu'on donnât aux employés ce meuble magnifique.
Aussitôt il vida dans l'élégant portefeuille ses poches de
littérateur bohême ; il y mit toutes ses notes ; ses
poésies fugitives, madrigaux, bouquets à Chloris, sonnets,
rondeaux, triolets, nouvelles à la main ; ses essais
dramatiques consistant en trois titres de comédie, un prologue de
drame, et un plan de vaudeville ; enfin les trente premiers
feuillets d'un roman réaliste, les Coliques de
miserere.
Mais il ne lui vint pas à l'idée d'y glisser quoi que ce fût de
ses fournitures.
Et c'est ici le lieu de protester contre une atroce calomnie.
D'aucuns prétendent que les employés de l'Équilibre ne craignent
point d'exporter la plus grande partie de leurs fournitures soit
pour leur usage privé, soit pour celui de leurs amis. Rien n'est
plus faux. Jamais on n'a pratiqué de razzias de ce genre à
l'Équilibre, et les employés aimeraient mieux se chauffer tout
l'hiver avec le papier de l'administration que d'en emporter une
seule feuille chez eux.
Le lendemain, arrivé avant tout le monde, Caldas se hâta de
préparer son travail, et, sur le coup de deux heures, il fut
heureux d'inscrire sur la première chemise le nom du premier des
DUBOIS ; successivement il inscrivit :
DUBOIS, Aaron, 30 ans, marchand d'habits, Paris.
DUBOIS, Abdon, 75 ans, marchand de contre-marques, Paris.
DUBOIS, Abel, 3 ans, sans profession, Longjumeau.
DUBOIS, Abel-Gontran-Zacharie-Apollinaire, 59 ans, paveur,
Lyon.
Il commençait à inscrire le cinquième DUBOIS, dont le prénom
était Abile, quand un « ah ! ah ! » qui exprimait tout à
la fois le désappointement et le mépris, lui fit tourner la
tête.
M. Rafflard, les bras croisés, était derrière lui :
– Malheureux, quelle besogne faites-vous là ? lui dit ce
commis principal.
Caldas était fort satisfait de son ouvrage ; il avait
écrit, en gros de sa plus belle anglaise, d'une écriture qui eût
ravi les imprimeurs du Bilboquet.
Elle ne ravit pas M. Rafflard :
– J'avais bien raison de me défier de vous, continua-t-il ;
regardez-moi ces chemises, sont-elles présentables ?
– Que leur manque-t-il, s'il vous plaît ? demanda Caldas
vexé.
– Ce qui leur manque ! riposta le commis principal, tout.
Le nom de famille doit être en grosse bâtarde, le prénom en coulée
moyenne, l'âge en lettres moulées, la profession en ronde, et le
domicile en cursive.
Caldas posa sa plume avec un profond découragement.
– Je ne suis que bachelier ès lettres et ès sciences, dit-il,
licencié en droit ; je ne sais pas encore toutes ces
choses.
– Eh bien, il faut les apprendre, répondit sèchement M.
Rafflard. Vous avez votre éducation à refaire. Dorénavant, vous
vous contenterez de préparer les chemises.
Oh ! comme il fut humilié, le pauvre Caldas, si humilié
que, prenant à part le jeune Basquin, il le conjura de vouloir bien
lui donner quelques leçons de pleins et de déliés.
Mais Basquin ne donne pas de leçons.
– Je ne suis pas maître d'écriture, dit-il, je me suis donné le
petit talent que j'ai pour attraper quelques travaux
supplémentaires qui ne sont pas mal payés ; je ne saurais pas
enseigner ; d'ailleurs toutes mes soirées sont consacrées à
la poule. Mais je tiens votre homme ; je vais vous
conduire au père Coquillet, le doyen des
expéditionnaires-calligraphes et la plume la plus magistrale de
l'administration.
Caldas sortait, précédé de l'obligeant Basquin, lorsque, dans le
corridor, il fut arrêté par M. Ganivet, son chef de bureau :
– Monsieur Caldas, dit, cet homme si poli, recevez mes
compliments sincères : nous savions déjà que nous avions acquis en
vous un homme de talent, nous savons aujourd'hui que nous avons
acquis en même temps un travailleur.
Chapitre 20
Le bureau de M. Coquillet est situé au troisième étage de l'aile
nord, à l'extrémité du corridor S. Ce bureau, qui dépend d'un
service hors cadres, la commission des rapports, est fort petit.
Deux employés cependant y tiennent à l'aise en se serrant.
Le collègue de M. Coquillet est un vieux commis d'ordre, fort
connu à l'Équilibre, le bonhomme Cassegrain. Débris d'un autre âge,
c'est lui qui usera au ministère la dernière manche de
lustrine.
Ce vieillard croit avoir des idées ; il passe une partie de
ses nuits à les rédiger sous la forme de projets dont il accable
Son Excellence M. le Ministre.
La pièce où travaillent les deux vieux employés est la plus
sombre du bâtiment ; aussi y a-t-on installé le prince des
calligraphes.
Le prince des calligraphes, M. Coquillet, est un vieillard
complètement idiot. Hors une belle écriture, il ne voit pas de quoi
peut se vanter un homme. S'il est surpris d'une chose, c'est de ne
pas être ministre, lui qui à main levée dessine autour de lettres
d'une admirable rectitude les plus merveilleuses arabesques. Il
s'en console cependant, et il est heureux, lorsque, dans ses six
heures réglementaires, il a couvert une page de parchemin de
caractères à faire briser ses planches à un graveur de lettres.
La placidité de ce brave homme est inaltérable ; il est
naïf et doux ; la pureté de ses mœurs lui a laissé quelque
chose d'enfantin dans l'imagination et presque sur le visage.
Coquillet est un homme de taille moyenne, ni gras ni maigre, il
a la joue rose, son gros œil bleu-mat ne dit absolument rien ;
c'est bien la fenêtre de son esprit. Son teint uni et clair vous
dirait sa sobriété d'anachorète. Ses cheveux jadis blonds ne sont
pas encore tout à fait gris.
Sa mise simple, mais propre, indique un homme soigneux ;
c'est à la brosse qu'il use ses redingotes. S'il fait quelques
frais de coquetterie, c'est pour ses mains blanches et potelées
dont il tire vanité.
Il marche difficilement, parce qu'il souffre des pieds. Au pied
gauche surtout il a un cor qui lui cause d'intolérables douleurs
quand le temps doit changer. C'est pour cela qu'à la place de ce
cor il fait faire un gousset à sa chaussure.
Coquillet parachevait une lettre majuscule, lorsque Basquin
entra suivi de Caldas.
Le vieux calligraphe aimait Basquin, un élève qui lui faisait
honneur. Aussi il l'accueillit avec joie.
– Maestro, lui dit Basquin, voici un disciple que je vous amène.
Dame, il n'est pas fort, il ne sait pas distinguer la ronde de la
cursive.
Coquillet leva les yeux au ciel.
– Comment peut-on, disait ce regard, admettre de pareilles gens
au ministère de l'Équilibre ?
– J'avoue mon ignorance, fit Romain en s'inclinant, mais on m'a
fait espérer, monsieur, que vous voudriez bien me donner des
leçons.
– C'est avec plaisir, répondit le calligraphe, d'un ton de
fausse modestie, que je mettrai à votre disposition tout mon petit
savoir.
Alors, sans doute pour éblouir son nouvel élève, M. Coquillet
sortit de son tiroir quelques spécimens de son talent.
Véritablement c'était magnifique.
– Hein ! comme c'est pur ! dit Basquin en faisant
admirer la délicatesse de certains déliés.
– Oui, c'est passable, répondit le bonhomme ; peut-être
arriverez-vous à ce résultat d'ici à quelques années, si vous avez
des dispositions naturelles.
– Il n'en a aucune, reprit Basquin.
– Ah ! dit M. Coquillet, c'est fâcheux, très fâcheux ;
je ne pourrai tout au plus vous donner qu'une bonne écriture de
bureau, mais une bonne écriture vous est absolument nécessaire.
Et sur ce, le vieux calligraphe entreprit de démontrer les
profits d'une belle main :
Les incapables seuls prétendent qu'une belle cursive est un
signe de bêtise. La mauvaise écriture de Napoléon Ier a fait
beaucoup de tort à la France. Des gens bien doués se sont gâtés
volontairement la main pour imiter l'abominable griffonnage de ce
grand homme. C'est sous ce rapport surtout que les études en France
sont d'une choquante infériorité.
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