J'en sais un qui tient un bazar à treize et vingt-cinq. La femme, de son côté, exerce une petite industrie : elle est mercière ou entrepreneuse de confections pour un magasin. Quand ma mère vivait, moi, j'étais correcteur d'un journal du matin ; je doublais ainsi mes appointements, mais j'ai perdu mes yeux.

– Peut-être, interrompit Caldas, y aurait-il moyen de supprimer toutes ces misères.

– Et lequel ?

– Doubler les appointements et tripler le travail. Nous sommes huit dans mon bureau, je parie qu'à trois nous faisons la besogne. Qu'on en congédie cinq, et qu'on répartisse leurs traitements entre les autres.

M. Lorgelin se mit à rire :

– Mon cher enfant, dit-il, il n'est pas un jeune surnuméraire qui n'ait fait ce raisonnement après huit jours de présence. Je vous engage cependant à le garder pour vous. Diminuer les traitements et accroître le nombre des employés, c'est l'essence même de l'administration. Restreindre les places, malheureux ! Que feriez-vous des nullités, des déclassés, et des cousins des grands personnages ? C'est pour eux qu'on a créé le ministère de l'Équilibre, dont le besoin, croyez-moi, ne se faisait pas autrement sentir. Il y a, voyez vous, deux catégories d'employés : ceux que la prévoyance étroite de la famille y case au sortir du collège, parce qu'il faut bien qu'un jeune homme fasse quelque chose, et ceux dont la vocation ne se révèle que vers la trentième année, les fruits secs de toutes les carrières, les naufragés de toutes les tempêtes. À votre sens, de ces deux variétés du genre bureaucrate, quelle est celle qui se produit avec le plus d'avantages ?

– Oh ! dit Romain, si j'étais entré à dix-huit ans, je serais déjà sous-chef.

– Vous seriez probablement encore expéditionnaire, mon cher. On n'est pas jeune impunément. À vingt ans vous auriez évidemment donné plus d'un coup de canif dans le contrat qui vous lie à l'administration, vous auriez fait des écoles ; et lorsqu'à trente ans, riche d'expérience, l'ambition vous aurait saisi, un dossier accablant vous eût à tout jamais cloué au banc de votre galère.

Caldas ne put s'empêcher de sourire de l'emphase de son collègue à cheveux gris.

– Je vous comprends, fit M. Lorgelin, vous trouvez que j'emploie de bien grands mots pour de bien petites choses. Ne vous y trompez pas ; il s'agit de la vie. Rien ne se perd ici. Les suites d'un bal masqué en 1822 ont empêché l'an dernier la nomination d'un homme de soixante ans. Ouvrier de la dixième heure, vous avez tous les avantages : vous ne traînez pas le boulet de votre passé et vous ne gâcherez pas sans le savoir votre avenir ; vous êtes vierge et fort.

Ces sombres réflexions n'attristèrent point Caldas, Il n'y vit que le pessimisme d'un homme échoué.

– J'accepte, lui dit-il, votre horoscope ; espérons que je ferai mon chemin.

– Que vous le fassiez ou non, répliqua Lorgelin, vous êtes un homme perdu.

– Perdu ! fit Romain.

– Oui, si vous ne trouvez en vous la force de réagir contre l'administration. Ah ! vous croyez que dans dix ans vous serez encore ce que vous êtes, vous croyez qu'on respire impunément cette atmosphère de bureau qui stupéfie comme l'opium, qu'on peut exister à la façon des taupes, claquemuré au milieu des paperasses, tant que le soleil est à l'horizon, lié à quelque besogne écœurante, et dont souvent je vous défierais de m'expliquer l'utilité. Libres, les autres hommes pensent et agissent ; s'ils font un effort, le succès les récompense ou l'espoir les console du revers ; pour nous, rien, ni lutte, ni espoir ; le même résultat attend le travailleur et le paresseux. On confond la nullité et le mérite ; où est le juge ? Quoi que vous fassiez, votre sort est écrit. La vie du bureaucrate est un programme tracé à l'avance. Nous le connaissons, et l'on appelle cela avoir son existence assurée ! C'est cependant cette assurance contre les risques de la vie qui détruit l'homme chez l'employé, qui lui ôte, pièce à pièce, l'individualité, l'énergie, parfois l'intelligence. L'homme libre vit, l'employé végète. Et c'est pour cela que je vous répète : Réagissez contre l'administration !

– Mais qu'appelez-vous réagir ? demanda Caldas.

– Agir en sens inverse de votre abrutissement.

– Que faire ?

– Peu m'importe ce que vous fassiez ; prenez du plaisir ou de la peine, marchez, parlez, lisez, faites de la gymnastique, dansez, mais ne vous écartez pas de ce principe : ne jamais voir en dehors du bureau les gens à la société desquels le bureau vous condamne. N'imitez pas ces malheureux qui, au sortir de leurs cabanons empestés, vont s'enfermer avec leurs compagnons de chaîne dans un café plus étouffant encore. Fréquentez plutôt des scélérats que des camarades.

– Cela étant, dit Romain, j'irai ce soir au bal masqué, avec des journalistes.

– Bien ! répondit Lorgelin, très bien, jeune homme ! C'est le commencement de la sagesse.

Chapitre 18

 

Cependant Caldas, qui avait de l'ambition, se lassa vite de la fabrication des chemises.

Il conjura M. Rafflard de vouloir bien lui confier quelque travail où il pût davantage faire briller son intelligence.

Après bien des hésitations, le commis principal lui dit un jour :

– Vous sentez-vous capable d'écrire l'intitulé de ces chemises ?

– Mais, je le pense, répondit Caldas d'un ton suffisant.

– C'est ce que nous allons voir, dit M. Rafflard, avec un sourire incrédule. Je vais vous donner un modèle et vous expliquer ce dont il s'agit.

Il s'agissait de reporter sur ces couvertures, de différentes couleurs suivant les séries, les noms, prénoms, âge, demeures et qualités de tous les sujets de l'Empire, contribuables ou non, car il y a cela d'admirable dans l'Équilibre, qu'il s'occupe de gens dont n'a jamais entendu parler le percepteur de l'impôt.

Tous ces noms sont collectionnés sur des registres qui constituent une bibliothèque de dix mille in-folios.

On confia à Romain le tome premier de la série des DUBOIS, qui va du trois mille septième au trois mille quatre cent trente et unième volume du Répertoire général.

À ce moment, une difficulté se présenta.

Caldas, qui était au ministère depuis dix-sept jours, n'avait encore ni plume, ni écritoire ; il n'en avait pas eu besoin.

– Tiens, dit Basquin, il n'a pas encore reçu sa fourniture de surnuméraire. Je vais lui faire un bon.

Et, sur une magnifique feuille de papier tellière, il écrivit, en énonçant chaque article :

 

6e DIVISION

Section 17e

– –

9e BUREAU

Sommier

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BON POUR :

Une rame de papier à projets, conforme au modèle ci-joint :

Une idem de papier d'expédition ;

Une idem de papier à lettre (Ministre) ;

Deux idem de papier à lettre ordinaire…

 

– Grand Dieu ! interrompit Caldas, que ferai-je de tant de papier ! J'en aurai pour toute ma vie administrative.

– Par exemple, répondit Nourrisson, il m'en faut autant tous les mois.

– Et le feu à allumer, dit Gérondeau, et les lettres à écrire aux petites dames, farceur !

– Sans compter, ajouta Nourrisson, que rien ne pose comme d'employer pour sa correspondance les têtes de lettres du ministère.

Basquin continua :

… Six règles, dont deux plates et deux graduées.

– Qu'est-ce qu'une règle graduée ? demanda Caldas.

– Oh ! dit Nourrisson, c'est très joli, c'est en ivoire, et ça coûte dix-huit francs.

– Mais à quoi ça sert-il ? insista Romain.

– Ça sert aux architectes.

… Trois canifs ; cinq grattoirs ; deux paires de ciseaux ; quatre couteaux à papier ; deux encriers siphoïdes ; une bouteille d'encre rouge ; une bouteille d'encre bleue ; deux petits flacons en cristal taillé.

– Deux flacons de cristal ! fit Romain, pourquoi faire ?

– Pour votre toilette, parbleu ! répondit Nourrisson ; j'y mets ma pommade et mes essences, c'est très commode.

… Trois sébiles à poudre ; un paquet de pulvérin bleu et un idem de sciure de bois d'acajou ; un essuie-plumes ; six boites de plumes de fer ; six paquets de plumes d'oie ; deux douzaines de porte-plumes assortis ; deux boîtes de pains à cacheter ; deux grimaces ; une pelote ; une livre d'épingles…

– Êtes-vous marié ? demanda Nourrisson ; on en mettrait deux. … Six paquets de ficelle couleurs variées ; deux poinçons ; trois presse-papiers, dont un à sujet (bronze)…

– Tiens, dit Gérondeau, il faudra que j'en demande un aussi pour la pendule de ma blonde.

… Une livre de cire à cacheter, rouge, bleue, laque, verte et noire.

– On ne sait pas ce qui peut arriver !

… Deux cachets riches aux initiales R. C…

– Si vous étiez noble, dit Nourrisson, nous aurions fait graver vos armes.

… Une grosse de crayons noirs ; trois douzaines de crayons rouges ; deux de bleus ; un paquet de colle à bouche ; deux bouteilles de sandaraque ; six petites cuillers à prendre la poudre ; une grosse d'enveloppes assorties ; une boîte à compas ; six tire-lignes de rechange ; un dictionnaire français…

– De qui le voulez-vous ? demanda Basquin, s'interrompant…

– De Bescherelle, répondit Caldas.

– Vous avez grandement raison, c'est le plus cher.