– « La bière est payée, pensa-t-il, merci, mon
Dieu ! » Et se dressant sur ses maigres jambes, il héla le
sauveteur. Du même coup, il fit apporter un moos[1] .
Le trop confiant Romain vint s'asseoir à la table des deux
bohêmes.
– Quel succès ! dit-il ; au dénouement on nous a servi
l'auteur.
Greluchet n'était pas à la conversation ; il admirait les
beaux habits de Caldas…
– Ah çà ! te voilà vêtu comme feu Gandin, dit-il avec
envie ; il y a donc de l'or, au Bilboquet ?
– Pas trop, dit Romain, mais j'ai la confiance d'un
tailleur.
– Un tailleur à tomber, interrompit Cahusac, je demande
son adresse.
– Entendons-nous ; reprit Caldas ; j'ai sa confiance,
parce que j'ai une place.
– Une place ! firent en chœur les deux bohêmes.
– Oui, mes amis, j'entre au ministère de l'Équilibre.
– Paye-t-on la copie ? demanda le critique.
– Cent francs par mois, répondit Romain, pour commencer.
– Alors, mordioux ! fit le critique ; saisissant la
balle au bond, c'est toi qui régleras la consommation.
– Cent francs, reprit Cahusac, mais c'est la Californie ;
je demande une pioche… Voyons, qu'est-ce qu'il faut faire pour
gagner tout cet argent-là ?
– Pas grand'chose, en vérité. On arrive au bureau sur les dix
heures ; à cinq heures on est libre.
– Ça fait sept heures, observa Cahusac, c'est long !
– Y va-t-on tous les jours ? demanda Greluchet.
– Dame, oui, les dimanches exceptés.
– Ça fait vingt-six jours par mois, remarqua le critique ;
c'est beaucoup.
– Je vous trouve superbes, reprit Caldas ; est-ce que vous
avez jamais gagné cent francs à travailler dans vos
journaux ?
– D'abord nous ne travaillons pas, répliqua Cahusac.
– Et nous sommes libres, ajouta Greluchet.
– Vous n'allez pas toujours où vous voulez, dit l'autre.
– Pas toujours, mais qu'importe ?
– Il importe si bien, s'écria Cahusac, que de vos cent francs je
ne veux en aucune sorte, et ne voudrais pas même à ce prix d'un
tailleur.
Chapitre 9
La fable du loup et du chien ne fit point revenir Caldas sur sa
détermination. Il allait porter un collier, c'est vrai, mais le
blesserait-il plus que le collier de misère, dont il gardait encore
les cicatrices ?
Plein de confiance en l'avenir, il écrivit à son père pour lui
annoncer son changement d'existence. Cette lettre, qui devait
combler de joie la moitié de la population de Céret
(Pyrénées-Orientales), faisait honneur aux bons sentiments de
Romain, le post-scriptum surtout, où il demandait quelque argent :
un fils respectueux n'écrit jamais à ses parents sans leur demander
de l'argent.
Caldas en avait un grand besoin, d'argent. M. Krugenstern, par
oubli sans doute, avait négligé de payer le loyer et la pension de
son protégé. Une fausse honte avait empêché Romain de lui rappeler
ce détail important.
Bachi-bouzouk littéraire, Caldas dînait le plus souvent de la
razzia de l'imprévu. Il campait au bivouac de l'amitié ou de
l'amour, – du crédit quelquefois. Incorporé dans les bataillons
réguliers de l'administration, il lui fallait désormais un
ordinaire et un casernement assurés.
Voilà pourquoi il avait fait traite sur l'amour paternel.
La civilisation, qui s'intéresse aux nègres, n'a pas encore
prohibé la traite des pères.
Chapitre 10
En attendant la réponse de Céret, Caldas rêvait aux moyens
d'enterrer sa liberté au bruit de cette musique qu'aime Marco. Aux
placers vingt fois remués de son imagination, il réclamait un peu
d'or, oh ! pas beaucoup ! le prix d'un souper.
Ma foi, il se paya d'audace ; il alla demander « de
l'ouvrage » au directeur d'un grand journal. Ce directeur, qui fait
profession d'aimer la jeunesse, accueilli avec empressement l'offre
de collaboration de Caldas. Sacrifiant pour lui cinq minutes du
temps qu'il consacre à l'éducation des peuples, cet homme politique
ne craignit point de lui révéler son dernier mot sur « l'Évêque de
Rome, » et finit en lui commandant un article sur une nouvelle pâte
à faire couper les rasoirs.
En vingt-quatre heures, Romain fit un poème. Le directeur du
grand journal, après avoir lu attentivement l'article, crut pouvoir
lui prédire un bel avenir littéraire, et, séance, tenante, lui fit
compter quarante francs.
– J'aime la ligne de ce journal, pensa Caldas.
Muni de ce viatique, il s'élança dans un fiacre :
– À Grenelle, au théâtre ! dit-il au cocher.
Il y avait déjà plus de six semaines que le cœur de Caldas avait
été incendié par la chevelure de mademoiselle Célestine. C'était à
la descente de l'Omnibus des Artistes qu'il l'avait
aperçue pour la première fois.
– Le connaissez-vous, monsieur, cet omnibus ? Il a fait la
fortune du directeur de génie qui a su appliquer ce véhicule à
l'art dramatique.
Ce grand homme a résolu pour le comédien le problème de
l'ubiquité. Avec une seule troupe, M. Mont-Saint-Jean dessert huit
salles de la banlieue, et, grâce au trot rapide de ses chevaux, le
même « bon fils » peut, le même soir, retrouver sur quatre théâtres
aux quatre points cardinaux la même « croix de sa mère. »
Et des esprits chagrins viendront nous dire que l'art est dans
le marasme !…
– Non, monsieur, la carrosserie a fait de grands progrès.
Scarron ne donnait qu'une charrette à sa troupe ambulante.
Mont-Saint-Jean met à la disposition de ses artistes une voiture à
ressorts.
C'est égal, l'auteur du Roman comique reconnaîtrait les
siens ; il saluerait plus d'un visage aux vitres de
l'omnibus.
Du reste, Mont-Saint-Jean est plus fort que lui. Son omnibus a
dix-huit places ; il y fait tenir trente comédiens.
L'étoile de Caldas brillait ce soir-là du plus vif éclat au
firmament. Il arriva au théâtre, juste comme mademoiselle
Célestine, qui venait d'être poignardée par le duc de Buckingham,
chaussait ses caoutchoucs pour regagner la loge paternelle.
Cette ingénue avait été cruelle pour Romain : c'est en vain
qu'il avait composé pour elle des sonnets de la plus belle
eau ; c'est en vain qu'il l'avait opposée dans le
Bilboquet à mademoiselle Fix de la
Comédie-Française ; elle avait résisté.
Elle ne résista pas à l'offre d'un souper chez Magny. Mais en
passant devant le Grand-Condé, elle s'aperçut que sa robe était
déchirée.
– Ah ! si vous m'aimiez réellement, soupira-t-elle en lui
serrant la main.
Caldas n'hésita point, – et pourtant il n'avait pas dîné.
Mademoiselle Célestine eut une robe qui fit longtemps le désespoir
de sa bonne amie, la forte jeune première amoureuse. Mais le souper
des fiançailles se fit chez Romain. La rôtisseuse de la rue
Dauphine fournit pour trois francs un frugal menu qui fut arrosé
d'un petit-bleu largement baptisé.
Il monta pourtant à la tête de Romain, ce cru d'Argenteuil, si
bien qu'il commit l'imprudence d'avouer à Célestine sa récente
nomination au ministère de l'Équilibre national. Des rêves
d'ambition se mêlaient à ses rêves d'amour. Il ne cacha pas à son
amante que le plus bel avenir administratif lui était réservé. Il
se voyait déjà chef de division et lui faisait présent d'une
voiture attelée de deux chevaux gris pommelés.
– Je t'aimerai toujours, lui dit l'ingénue, et je viendrai chez
toi tous les trente et un du mois.
Chapitre 11
Elle avait l'habitude d'aller en voiture, la pensionnaire de
Mont-Saint-Jean.
Caldas fut héroïque ; il lui restait trente centimes, il
offrit l'omnibus.
Et pourtant le jour qui se levait, était son premier jour de
servitude. Pour la première fois il se dit :
– Allons, il faut aller à mon bureau !
Il fallait aller au bureau, en effet, sans avoir déjeuné, sans
un sou, sans savoir s'il dînerait le soir…
Il fut sur le point, le misérable, de regretter ses quarante
francs.
Qu'en restait-il à cette heure ? une vague senteur ambrée
dans sa chambre de garçon, une épingle noire sur sa cheminée.
Un espoir survivait chez lui, et c'est avec un battement de cœur
qu'en passant devant la loge de sa portière il lui jeta ces mots
:
– Avez-vous une lettre pour moi ?
La portière haussa les épaules avec mépris.
– C'est fini, se dit-il, je ne dois plus compter sur mon
père.
Et serrant d'un cran la boucle de son pantalon, il courut au
ministère.
M. Ganivet, son chef de bureau, l'attendait ; même il avait
gardé son habit noir pour cette solennité : d'ordinaire, pour
abattre de la besogne, il se met en manche de chemise.
Caldas n'avait jamais vu un homme aussi poli que M. Ganivet :
poli est trop peu dire ; son geste moelleux, sa voix de miel,
l'onction de son sourire, en font l'incarnation vivante de cette
formule stéréotypée : « J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très
humble et très obéissant serviteur. »
Mais cette urbanité perpétuelle n'est aussi qu'une formule chez
M.
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