Mareschal.
– Attendez, lui dit le monsieur, nous sommes ici dans le
corridor L ; tout au fond à gauche vous prenez l'escalier 5,
vous le descendez jusqu'au bas ; vous traversez la cour de la
fontaine, le portique, la cour des statues, et puis… mais au fait,
non, c'est inutile, vous ne vous y retrouverez jamais.
– Au moins, Monsieur, dit Caldas, je vous en prie, enseignez-moi
comment sortir d'ici.
– Toujours devant vous et ensuite toujours à gauche, dit le
monsieur en s'éloignant.
– Bien obligé, lui cria Caldas ! Et il s'assit sur un
coffre à bois.
– Je ne m'étonne plus, pensa-t-il, que la moitié des affaires
restent en chemin ; il y a trop de détours dans ce sérail.
– Ah ! vous voilà, grommela derrière lui une voix de
mauvaise humeur, par où diable êtes-vous passé ?
Caldas reconnut le profil de son cornac.
– Vous me cherchiez ? demanda-t-il.
– Moi ! pas du tout, répondit le garçon ; mais puisque
vous voilà, suivez-moi et tâchez de ne plus me perdre.
Caldas avait presque envie de prendre le pan de l'habit
marron-clair, comme les enfants prennent le pan du tablier de leur
bonne ; mais cette précaution fut inutile, et il arriva sans
encombre au cabinet du chef de division.
Chapitre 7
– Monsieur Romain Caldas, fit M. Mareschal en se levant, vous
nous étiez annoncé, Monsieur, et vous êtes le bienvenu.
Charmé de cette façon ouverte et cordiale d'accueillir son
monde, Romain se sentit tout de suite pris d'une grande sympathie
pour son chef de division.
Et vraiment M. Mareschal est l'homme le plus aimable du
ministère ; il a le don si rare de parler aux petits sans les
écraser.
C'est le vrai signe de la force.
– Romain Caldas ! continua M. Mareschal après avoir fait
asseoir son subordonné, eh mais ! j'ai vu ce nom-là quelque
part. Vous écrivez dans les journaux ?
– Non bis in idem, pensa le nouveau qui lisait
quelquefois les feuilletons de Janin ; et il répondit avec une
impudence qui promettait :
– Je n'ai jamais fait imprimer une ligne, Monsieur.
– Ah ! tant pis, dit le chef de division, nous avons ici
quelques gens de lettres, ce sont d'excellents garçons, je les aime
beaucoup.
– Encore une école, se dit Romain ; drôle de boutique, on
ne sait sur quel pied danser. Et comme il avait soif de faire son
chemin, il se promit d'avoir toujours quelques cocardes de rechange
dans sa poche. Il reprit tout haut :
– Me voici maintenant, Monsieur, tout à votre disposition, et je
puis aujourd'hui même, si vous voulez m'indiquer ma besogne…
– Oh ! oh ! fit M. Mareschal en riant avec bonhomie,
le feu sacré du premier jour, je connais ça ; il se
refroidira.
Caldas mit la main sur son cœur, comme pour prendre le ciel à
témoin de la sincérité de son intention.
Le chef de division continua :
– Écoutez, mon cher monsieur, on ne quitte pas ainsi ses
occupations (car je ne vous fais pas l'injure de supposer que vous
n'en eussiez pas), sans avoir quelques dispositions à prendre,
quelques transitions à ménager ; je vous accorde huit jours de
répit. Le service n'en souffrira pas. Rien ne presse en ce moment,
et d'ici là, je trouverai quelque occupation intelligente à la
mesure de vos capacités.
– C'est à vous que j'aurai l'honneur de me représenter ?
demanda Romain.
– Inutile, répondit M. Mareschal, vous irez droit au bureau du
Sommier. J'aviserai de votre arrivée votre futur chef, M. Ganivet,
un homme charmant, avec qui vous n'aurez que des rapports
agréables. Sans adieu, Monsieur, et à huitaine.
Romain sortit en se confondant en remercîments, convaincu
qu'entre son chef de division et lui, c'en était désormais à la
vie, à la mort.
Chapitre 8
Caldas n'avait pas de transitions à ménager.
On quitte la bohème comme une auberge mal famée, quand et comme
on peut ; on part sans dire adieu à personne.
Les huit jours de répit que lui accordait M. Mareschal furent
donc pour lui comme un congé anticipé. Il en profita pour visiter
quelques amis de sa famille, de la race de ces
correspondants-amateurs auxquels les gens de province recommandent
instamment leurs fils à surveiller, comme si à Paris on avait le
temps de se mêler des affaires des autres.
Du jour où Romain s'était mis à écrire dans les journaux, il
avait cessé de voir ces excellents bourgeois, sachant bien qu'ils
devaient le considérer comme un homme à la mer.
En entrant dans l'administration, il revenait sur l'eau et il
s'empressait d'aller leur faire part de son sauvetage. Peut-être
l'idée que quelqu'un d'entre eux écrirait à sa famille n'était-elle
pas étrangère à sa politesse.
Partout il fut bien reçu, et M. Blandureau, riche négociant qui
professe pour la littérature l'estime qu'elle mérite, le retint à
dîner.
– Vous avez pris un sage parti, jeune homme, lui dit ce
commerçant à cheval sur ses principes, en quittant un métier qui
n'en est pas un. En embrassant la carrière administrative, vous
vous rattachez à la société ; vous devenez quelque chose.
– Pardon, interrompit Romain ; dans la littérature j'aurais
pu devenir quelqu'un.
– Et après ?… continua M. Blandureau ; songez donc
qu'aujourd'hui vous avez une position dans le monde. Et tenez, moi
qui vous parle, j'aimerais mieux donner ma fille en mariage à un
sous-chef de ministère qu'à n'importe quel académicien. Ce sont les
premiers de votre état, et ils gagnent douze cents francs par
an !
– Et puis ils sont si vieux ! dit Caldas.
M. Blandureau aurait sans doute ajouté des choses bien plus
fortes encore, si Romain ne s'était esquivé pour courir au
théâtre.
Ce soir-là il y avait première représentation aux Variétés :
toute la presse, grande et petite, était dans la salle. C'était la
seconde pièce d'un débutant dont on attendait monts et
merveilles.
À onze heures moins le quart, le critique Greluchet fit son
apparition au café du théâtre. Il promena son œil flamboyant autour
de la salle, cherchant un visage ami. N'en trouvant pas, il appela
le garçon par son petit nom, et se fit servir une chope.
Le critique Greluchet, qu'on avait outrageusement refusé au
contrôle, était allé étudier son compte rendu au
Casino-Cadet ; parti furieux, il revenait presque gai, ayant
recueilli deux mots méchants sur la pièce nouvelle à encadrer dans
son feuilleton.
Bohême incurable, depuis huit jours Greluchet avait vu la fin de
sa dernière pièce de cent sous, ce qui ne l'empêchait pas d'entrer
dans ce café, se fiant, pour payer sa consommation, à la Providence
qui déjà tant de fois a bien voulu acquitter ses notes.
Pour tuer le temps, il prit une feuille de théâtre et se mit à
étudier la distribution de la pièce.
Déjà sa chope était à moitié vide, lorsque la porte du café
s'entrebâilla discrètement, et une tête barbue apparut qui
interrogeait l'horizon des consommateurs.
Greluchet reconnut cette tête.
Ce n'était pas le messager du Seigneur, le banquier de la
Providence…
C'était Cahusac, le bohême qui travaille quelquefois et qui
ferait de si charmants articles, s'il prenait la peine de garder la
monnaie de sa conversation. Cahusac cause, il n'écrit pas ;
c'est un artiste en mots, il pétille comme un feu d'artifice ;
et quand l'esprit lui manque, il se sauve par la méchanceté. C'est
du fiel champanisé.
Greluchet ne connaissait que trop ce Rivarol de brasserie ;
son flanc portait encore une plaie ouverte. Cahusac avait lancé
plus d'un mot terrible à son adresse.
Greluchet est sans rancune. Il s'ennuyait tout seul, il appela
son bourreau.
Cahusac hésita, mais il avait soif aussi, et il entra.
– Hein ! cria Greluchet, est-ce assez infect ?
Trois bourgeois qui jouaient aux dominos levèrent la tête, et
Greluchet fut content, il faisait sensation.
– Que pouvez-vous trouver d'infect, vous ? demanda Cahusac
avec la dernière insolence…
– La pièce, parbleu !
– Y étiez-vous ?
– J'en sors.
L'œil impitoyable de Cahusac se fixa sur son interlocuteur, qui
se sentit si décontenancé, qu'il fit servir une canette.
– Racontez-moi donc la pièce, reprit Cahusac.
– Il n'y a pas de pièce.
– Et les mots ?
– Il n'y a pas de mots.
– Mais enfin, de quoi est-il question ?
– Eh ! de rien ? toujours la même rengaine…
– A-t-on sifflé ? a-t-on applaudi ?
– Heu ! heu !
– Bon, dit Cahusac, je suis fixé.
– Sur quoi ? demanda Greluchet surpris.
– Sur vous, parbleu !
Le critique eut presque envie de se fâcher ; mais la barbe
noire de Cahusac l'intimidait positivement.
Le mot cependant jeta du froid dans la conversation, et Cahusac
se levait déjà pour prendre son chapeau, quand la sortie du théâtre
fit affluer dans le café un dernier ban de consommateurs.
Parmi eux, l'œil de lynx de Greluchet distingua, non, devina
l'ami Romain Caldas.
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