C'est la faute d'une gastrite, produit de son ambition rentrée.

Profondément inintelligent, il rachète son incapacité par une gravité imperturbable. Il est fainéant, mais on ne l'a jamais vu inoccupé. C'est le paresseux le plus actif et la nullité la plus solennelle de l'Équilibre.

M. Rafflard sembla fort choqué de la conduite de ses collègues.

– C'est avec de pareils enfantillages, dit-il, que vous faites le plus grand tort à tout le bureau. Vous ne serez donc jamais sérieux !

Les fonctions de commis principal, au ministère de l'Équilibre, ne comportent aucune prééminence sur les autres commis ou rédacteurs. Il est chargé seulement de distribuer le travail quotidien aux expéditionnaires. Si donc un commis principal a dans un bureau quelque influence, il ne la doit qu'à sa valeur personnelle. M. Rafflard n'avait ni l'une ni l'autre.

Trois grognements accueillirent son observation, et l'homme aux pincettes, se glissant derrière le commis principal, lui enleva lestement sa calotte.

– Que c'est bête, monsieur Basquin ! s'écria-t-il, vous allez me faire prendre un rhume.

– On ne lui rendra sa calotte que s'il éternue, dit l'homme à l'échelle.

– Bravo, Nourrisson ! firent les autres ; éternuez mon oncle !

« Mon oncle » est une autre plaisanterie traditionnelle dont la légende se perd dans la nuit des temps.

Le commis principal ne répondit rien. Il gagna d'un air revêche le bureau séparé qu'il occupait auprès de la fenêtre.

– Quand il vous plaira de rendre ma calotte, continua-t-il, vous me le direz.

– Qu'est-ce que tu payes si on te la rend ? demanda l'homme au pupitre.

– Je ne paye rien ; je n'ai pas douze mille livres de rente comme toi, Gérondeau. Si je les avais, je ne serais pas ici à faire ce métier de galérien.

À ces mots, « douze mille livres de rente, » Caldas laissa tomber son plumeau ; il considéra avec curiosité ce quadragénaire opulent qui répondait au nom de Gérondeau.

On rendit la calotte à M. Rafflard, qui n'en grogna que plus fort.

– On ne peut jamais travailler ici, c'est dégoûtant. Si vous n'avez rien à faire, moi, j'ai de la besogne : un rapport à faire copier.

– Voilà votre homme, dit Gérondeau en montrant Caldas ; monsieur est notre nouveau collègue.

Galdas se leva pour prendre des mains du commis principal le rapport en question.

– Vous n'êtes pas dégoûté, vous, dit l'autre, un travail destiné au ministre !

– C'est donc bien difficile ? demanda Romain.

– Parbleu ! il faut avoir été maître d'écriture.

Chapitre 13

 

Tout rentra dans l'ordre peu à peu ; le rapport fut confié au jeune Basquin qui possède la plus belle ronde de l'administration : Gérondeau et Nourrisson s'installèrent à leur pupitre ; l'un se mit à tracer un transparent, et l'autre se plongea dans le feuilleton de la Patrie.

– Je voudrais cependant bien faire quelque chose, hasarda Caldas.

– J'ai là un état de mutation, interrompit vivement Gérondeau.

– Et moi un arrêté, minute et ampliation, ajouta Nourrisson.

– Gardez donc votre besogne pour vous, répliqua le commis principal. Le chef m'a spécialement recommandé monsieur, je vais lui faire préparer des chemises.

À l'idée que la préparation des chemises allait devenir son attribution spéciale, Caldas fut saisi d'admiration. Il comprit qu'en administration comme en industrie, la division du travail est la loi fondamentale. L'aiguille, avant d'être livrée au commerce, a passé dans les mains de vingt-sept ouvriers. S'il ne fallait que vingt-sept employés pour le parachèvement d'un dossier !

Romain se mit donc consciencieusement à préparer des chemises, en attendant le jour où on le trouverait capable d'en écrire les intitulés.

Comme il s'escrimait de la règle et du couteau à papier, le garçon du bureau entra.

Une douce intimité régnait entre ce garçon et ses employés.

– Eh bien ! Népomucène, cria Basquin, et les amours, et l'écaillère ?

(Les amours de Népomucène et de l'écaillère, qui ont égayé plusieurs générations au bureau du Sommier, ne sont plus aujourd'hui qu'une rengaine qui peut se traduire ainsi : « quoi de neuf ? »).

Népomucène alla fermer soigneusement la porte qu'il avait laissée entrebâillée, et revenant avec un air mystérieux :

– Vous ne savez pas, dit-il, la femme du sous-chef du bureau de l'Équilibre médical…

– Eh bien ?

– Je ne vous dis que ça…

– Ah ! bah !

– Et une drôle d'affaire encore !… Faut-il que les femmes aient de la malice… C'est le garçon des lampes qui m'a conté la chose… Dame, il n'est pas beau, M. Ravineux.

– Ne nous faites donc pas languir, Népomucène, dit Gérondeau.

– Eh bien ! voilà : M'ame Ravineux, une blonde qui n'est pas piquée des vers, allez, s'en est laissé conter par M. de Gandes du secrétariat…

– De Gandes, un beau garçon, et qui est riche, fit Gérondeau.

– Alors, comme M'ame Ravineux demeure à Auteuil dans une maison qui n'a pas de concierge, elle avait donné une clef au jeune homme ; les soirs où M. Ravineux dînait à Paris, M. de Gandes allait à Auteuil. Il était prévenu, et prévenu par le mari, ce qu'il y a de superbe…

– Comment ça ? demanda Basquin.

– M. Ravineux porte habituellement des cravates noires ; quand il devait manger en ville, sa femme le matin lui faisait mettre une cravate blanche, vous comprenez.

– Pas bête, dit Gérondeau ; elle me plaît, cette petite femme.

– Oui, mais voilà le malheur : jeudi dernier, elle était malade ; M. Ravineux s'habille, il ne trouve pas de cravate noire, il en met une blanche. M. de Gandes voit le signal, et le soir il court à Auteuil, ouvre la porte, monte à tâtons l'escalier et tombe sur le mari. Dame, tout se découvre !

– J'aurais été plus adroit, dit Gérondeau.

– Qu'est-ce que vous auriez fait ? il apportait un gros bouquet de camélias… Au fait, voilà deux jours que M. Ravineux n'a pas reparu, M. de Gandes non plus. Il paraît que ça finira en police correctionnelle.

– Sacredieu ! interrompit M.