Rafflard en tapant du poing
sur sa table, il n'y a pas moyen de travailler ici !
– Voyons, reprit le garçon de bureau, qu'est-ce que je vais
prendre à ces messieurs pour leur déjeuner ?
Chaque employé donna ses instructions.
– Et vous, monsieur, dit Népomucène en s'adressant à Romain, ne
vous faut-il rien ?
– Merci, répondit Caldas qui mourait de faim, je n'ai pas
d'appétit.
– Moi non plus malheureusement, soupira Gérondeau, mais je mange
tout de même, ça m'occupe !
Chapitre 14
Au ministère de l'Équilibre national, le déjeuner est
l'occupation la plus sérieuse de la journée.
Autrefois on accordait une heure aux employés pour déjeuner au
dehors. Mais le ministre ayant reconnu l'abus de cette tolérance,
décida qu'ils prendraient désormais leur repas dans les bureaux.
Aujourd'hui, grâce à cette mesure efficace, le déjeuner n'absorbe
pas beaucoup plus du tiers des six heures réglementaires.
Il résulte de cette mesure un autre avantage : les miasmes des
paperasses se trouvent heureusement combinés avec les parfums
culinaires les plus variés.
Chaque pièce révèle la nationalité gastronomique de ceux qui
l'occupent : il y a le bureau des Alsaciens qui sent la choucroute,
et le bureau des Provençaux qui sent l'ail.
L'étranger qui arrive à Paris et va visiter la ménagerie au
Jardin des Plantes, ne regarde pas à donner la pièce aux gardiens
pour assister au repas des bêtes. De même, pour étudier l'employé
de l'Équilibre, il faut arriver à l'heure où il prend sa
nourriture. À ce moment les caractères se dessinent, les
personnalités s'accusent, les situations se révèlent.
Caldas, qui a bien voulu me servir de cornac quelquefois, m'a
promené certain jour dans le dédale de son ministère entre midi et
trois heures ; car tous les employés, depuis la nouvelle
mesure, ne mangent pas au même moment.
Mon ami m'a fait voir l'employé sobre, qui grignote l'antique
petit pain d'un sou et se désaltère de l'eau tiède de la carafe qui
mijote sur la cheminée ; c'est un père de famille gêné, à
moins que ce ne soit un libertin qui nourrit un vice aux dépens de
son estomac.
Il m'a montré aussi l'employé goinfre, qui engloutit et digère
des montagnes de charcuterie ; l'employé gourmet, qui traite
son ventre comme un ministre, qui élabore son café, mélange
d'amateur, dans une cafetière à condensateur ; l'employé que
son épouse soigne, à qui l'on apporte chaque jour une collation
chaude ; l'employé à la bouteille de vin, membre du nouveau
Caveau ; et l'employé à la bouteille d'eau-de-vie,
hélas !…
Ce petit jeune homme a une mère qui le gâte ; il arrive les
poches bourrées de friandises.
Cet employé économe achète chaque mois sa provision de salaisons
à la halle et vit vingt-huit jours sur un jambonneau.
Enfin Caldas m'a fait connaître un ambitieux qui fera son chemin
: C'est l'employé qui ne déjeune pas.
Chapitre 15
Les quatre employés du bureau du Sommier, collègues de Caldas,
étaient éclectiques en gastronomie.
À peine le garçon parti, chacun d'eux prépara sa petite batterie
de cuisine.
Grattoirs, plumes et canifs rentrèrent dans les tiroirs pour
faire place aux assiettes, aux verres, aux couteaux, aux
fourchettes.
Nourrisson prit dans un carton sur lequel on lisait :
Affaires litigieuses, un plat de fer battu et un gril.
Le commis principal tira d'une armoire la casserole où il
prépare son chocolat, et plaça devant le feu la bouilloire où il
fait cuire son œuf mollet.
Gérondeau avait fait table rase ; il mettait la nappe en
linge damassé, ma foi ! Gérondeau a un huilier, une salière,
une cafetière et une cave à liqueurs dont la clef ne le quitte
jamais.
Le calligraphe Basquin rinçait son verre ; du déjeuner il
ne soigne que les liquides.
Le garçon de bureau, messager des appétits, rentra ployant sous
le poids d'un filet rempli de comestibles divers ; il portait
aussi dans un panier à trois étages la collation de Gérondeau, une
douzaine d'huîtres, un demi perdreau truffé, une barbue aux fines
herbes, une tranche de roquefort, une poire duchesse et une
bouteille de sauternes. L'addition montait à 11 fr. 50 c.
L'expéditionnaire Gérondeau dépense à son déjeuner les
appointements d'un sous-chef.
– Ouf ! dit le garçon en déposant son filet, j'ai cru que
je n'en finirais pas. La dame de comptoir me racontait qu'un des
garçons a volé plus de quatre-vingts bouteilles de vin à la cave.
Nous lirons ça dans la Gazette des Tribunaux. Et puis,
j'ai eu joliment de peine à trouver des harengs saurs,
allez !
– Qu'est-ce qui mange des harengs saurs ? s'écria le commis
principal d'un ton furieux.
– C'est moi, fit Nourrisson, après ?…
– C'est vraiment intolérable, continua M. Rafflard, vous semblez
prendre plaisir à nous empester ! Hier des cervelas à l'ail,
aujourd'hui des harengs.
– Vous mangez bien du chocolat purgatif, vous, ça empoisonne la
pharmacie !
Au lieu de répondre, le commis principal se précipita vers sa
bouilloire. Depuis dix minutes qu'il discutait, il avait oublié son
œuf.
– Sacré tonnerre ! s'écria-t-il, je n'ai pas de chance, mon
œuf est dur !
– Tant mieux, dit Nourrisson, je te l'achète pour ma salade.
– Allez au diable, répondit Rafflard en piétinant avec rage sur
son œuf.
Népomucène était sorti. Les employés du bureau du Sommier
causaient gaiement la bouche pleine. Au jeu de toutes ces
mâchoires, Caldas se sentait défaillir, la faim, que dis-je ?
la fringale lui mordait l'estomac ; l'odeur des truffes de
Gérondeau lui donnait le vertige. Il songeait avec effroi, en
louchant du côté de ces huîtres appétissantes, que ce supplice de
Cancale allait se renouveler tous les jours, et il se demandait
pourquoi l'administration ne paye pas ses employés chaque soir.
Le déjeuner tirait à sa fin : Gérondeau ouvrait sa cave à
liqueurs. Basquin, qui venait de se tailler quelques cure-dents
dans un paquet de plumes à quatre francs, arracha Romain à ses
sombres réflexions.
– Vous ne dites rien, collègue ; acceptez donc un verre de
cognac pour vous égayer !
Caldas se sentit profondément humilié ; mais il ne refusa
pas.
Au même instant, le garçon de bureau rentra pour remplir la
carafe vidée par le seul Rafflard.
– Avec tout ça, dit Basquin, en trinquant avec le nouveau, nous
ne savons pas encore votre nom.
– Je m'appelle Romain Caldas.
Népomucène dressa l'oreille :
– Comment dites-vous, monsieur ? demanda-t-il.
Romain, un peu surpris de cette familiarité, répéta son nom.
– Eh ! j'ai une lettre pour vous, j'allais la rendre au
facteur.
Caldas ouvrit de grands yeux, mais il les écarquilla bien
davantage en reconnaissant l'écriture paternelle.
Il rompit le cachet d'une main fiévreuse, et un mandat rouge
tomba à ses pieds.
Gérondeau, qui sirotait un verre de chartreuse, se baissa pour
ramasser le mandat.
– Ah ! ah ! jeune homme ! s'écria-t-il, voilà
pour payer votre bienvenue. Cent vingt francs, ajouta-t-il, en
recevez-vous souvent comme cela ?
– Tous les mois, répondit Romain, qui voulait se poser dans
l'esprit de ses collègues.
La lettre de M. Caldas le père était ainsi conçue :
« Mon cher Romain,
« Si tu ne m'as point menti, cette lettre te parviendra, et je
ne regretterai pas l'argent que j'y joins, puisqu'il te sera utile
pour t'assurer une position, Si au contraire, comme cela
malheureusement t'est arrivé quelquefois, tu avais cherché à m'en
imposer cet argent échappera à tes prodigalités.
« Je t'adresse cette lettre au ministère où tu es nommé (à ce
que tu me dis), au bureau que tu me désignes. Puisses-tu, mon fils,
persévérer dans cette voie, et renoncer à ce dégoûtant métier de
journaliste. La statistique, mon fils, t'apprendra que ce métier
peuple les hôpitaux et parfois les prisons.
« Adieu, ta mère t'embrasse, elle a joint vingt francs aux cent
que je m'étais proposé de t'envoyer. »
La ruse paternelle affligea sensiblement Caldas, mais les cent
francs étaient un baume à cette blessure.
Il n'eut plus qu'une idée : sortir pour aller manger.
Mais comment faire ? Il n'osait point s'ouvrir à ses
collègues. Demander conseil eût été avouer qu'il désirait
passionnément toucher ce mandat et faire soupçonner qu'il était
sans le sou. L'insidieuse proposition de Gérondeau lui offrit une
planche de salut.
– Messieurs, reprit-il, je serais heureux de vous offrir à
dîner, mais je voudrais auparavant toucher ce mandat, et je crains
qu'à la fin de la séance le bureau de poste ne soit fermé.
– Parbleu ! allez le toucher tout de suite, dit l'impudent
Gérondeau.
– Mais n'est-il pas défendu de sortir ?
– Sans doute, mais on sort tout de même, on exécute le tour du
chapeau.
– Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda Romain.
Basquin bondit de dessus sa chaise et retomba sur ses pieds au
beau milieu de la pièce ; il releva ses manches à la façon
d'un escamoteur, et de la voix bouffonnement emphatique d'un joueur
de gobelets :
– Écoutez bien, jeune homme, dit-il, car je ne parle pas ici
pour le reste de l'honorable société.
LE TOUR DU CHAPEAU
OU
L'ESCAMOTAGE DE L'EMPLOYÉ
Il s'agit d'escamoter un employé sous l'œil de ses supérieurs,
et que ceux-ci n'y voient que du feu ! Ça vous paraît
difficile, jeune homme, c'est l'enfance de l'art. Mais, me
direz-vous : « Malin, comment fais-tu donc ce tour du
chapeau ? » Rien n'est plus simple, plus aisé, plus commode et
plus naturel. Il fait beau, vous voulez prendre l'air, un petit
verre ou une queue de billard : vous faites choix d'un collègue
sédentaire, – sédentaire, là gît toute la difficulté – d'un
collègue dont la tête soit en rapport avec la vôtre ; vous lui
empruntez son gibus et vous filez avec. Vous avez eu soin de
laisser le vôtre en évidence sur votre pupitre, avec votre mouchoir
et vos gants, si vous en usez. Pendant ce temps-là le chef peut
venir, il voit votre chapeau et vous êtes bien noté. Le tour du
chapeau est fait, et le vôtre aussi.
Chapitre 16
– Ma foi, dit Caldas, je vais exécuter le tour du chapeau et
courir jusqu'à la poste.
Il essaya alors le couvre-chef de ses collègues. Celui de
Gérondeau, qui était beaucoup trop grand, ne lui allait pas
mal.
Basquin lui enseigna l'art de rétrécir le diamètre d'un chapeau
en insérant entre la doublure et le carton quelques feuilles d'un
magnifique papier à lettre.
Nourrisson, qui mange des harengs saurs parce qu'il est coquet,
lui offrit une brosse, un peigne et du savon qui sentait le
musc.
Caldas n'accepta pas. Il était trop pressé.
Au moment où il sortait, Basquin l'arrêta.
– Il fait du soleil, lui dit-il, je vais vous accompagner.
La mine de Romain s'allongea à cette proposition. – Si ce diable
d'homme vient avec moi, pensait-il, adieu mon déjeuner.
Il n'osa pas cependant décliner l'offre gracieuse.
– Attendez-moi, dit Basquin, le chapeau qui me va est deux
étages plus haut, à la comptabilité. Je vais le chercher.
Gérondeau profita de ce retard pour faire à Caldas quelques
recommandations suprêmes,
L'opulent expéditionnaire ne voyait pas sans angoisses son
chapeau aller se promener sur la tête d'autrui.
– Ayez-en bien soin, lui dit-il, ne marchez pas trop près des
maisons : il tombe des gouttes d'eau souvent de la toiture, et si
vous rencontrez de vos connaissances, évitez de les saluer.
Basquin reparut.
– Faites comme moi, dit-il à Romain.
Et il prit à la main une des chemises que Caldas avait
confectionnées le matin.
– Pourquoi diable nous embarrassons-nous ainsi de cette feuille
de papier ? demanda dans l'escalier le nouveau à son
collègue.
– Mon cher, nous pouvons rencontrer quelqu'un dans les couloirs.
Notre chapeau éveillerait des soupçons.
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