Il est
impossible, à n’importe quel moucheron comme toi, de le
fuir ou de se cacher de lui. Tu auras beau fermer la porte au verrou,
te croire en sûreté dans ton lit bien chaud, te cacher
la tête sous les couvertures, et espérer que tu es à
l’abri de tout danger, ce jeune homme saura s’approcher
de toi et t’ouvrir le ventre. Ce n’est qu’avec de
grandes difficultés que j’empêche en ce moment ce
jeune homme de te faire du mal. J’ai beaucoup de peine à
l’empêcher de fouiller tes entrailles. Eh bien !
qu’en dis-tu ? »
Je lui dis que je lui procurerais la lime dont il
avait besoin, et toutes les provisions que je pourrais apporter, et
que je viendrais le trouver à la Batterie, le lendemain, à
la première heure.
« Répète après
moi : “Que Dieu me frappe de mort, si je ne fais pas ce
que vous m’ordonnez” », fit l’homme.
Je dis ce qu’il voulut, et il me posa à
terre.
« Maintenant, reprit-il, souviens-toi
de ce que tu promets, souviens-toi de ce jeune homme, et rentre chez
toi !
– Bon... bonsoir... monsieur,
murmurai-je en tremblant.
– C’est égal ! dit-il
en jetant les yeux sur le sol humide. Je voudrais bien être
grenouille ou anguille. »
En même temps il entoura son corps
grelottant avec ses grands bras, en les serrant tellement qu’ils
avaient l’air d’y tenir, et s’en alla en boitant le
long du mur de l’église. Comme je le regardais s’en
aller à travers les ronces et les orties qui couvraient les
tertres de gazon, il sembla à ma jeune imagination qu’il
éludait, en passant, les mains que les morts étendaient
avec précaution hors de leurs tombes, pour le saisir à
la cheville et l’attirer chez eux.
Lorsqu’il arriva au pied du mur qui entoure
le cimetière, il l’escalada comme un homme dont les
jambes sont roides et engourdies, puis il se retourna pour voir ce
que je faisais. Je me tournai alors du côté de la
maison, et fis de mes jambes le meilleur usage possible. Mais
bientôt, regardant en arrière, je le vis s’avancer
vers la rivière, toujours enveloppé de ses bras, et
choisissant pour ses pieds malades les grandes pierres jetées
çà et là dans les marais, pour servir de
passerelles, lorsqu’il avait beaucoup plu ou que la marée
y était montée.
Les marais formaient
alors une longue ligne noire horizontale, la rivière formait
une autre ligne un peu moins large et moins noire, les nuages, eux,
formaient de longues lignes rouges et noires, entremêlées
et menaçantes. Sur le bord de la rivière, je
distinguais à peine les deux seuls objets noirs qui se
détachaient dans toute la perspective qui s’étendait
devant moi : l’un était le fanal destiné à
guider les matelots, ressemblant assez à un casque sans houppe
placé sur une perche, et qui était fort laid vu de
près ; l’autre, un gibet, avec ses chaînes
pendantes, auquel on avait jadis pendu un pirate. L’homme, qui
s’avançait en boitant vers ce dernier objet, semblait
être le pirate revenu à la vie, et allant se raccrocher
et se reprendre lui-même. Cette pensée me donna un
terrible moment de vertige ; et, en voyant les bestiaux lever
leurs têtes vers lui, je me demandais s’ils ne pensaient
pas comme moi. Je regardais autour de moi pour voir si je
n’apercevais pas l’horrible jeune homme, je n’en
vis pas la moindre trace ; mais la frayeur me reprit tellement,
que je courus à la maison sans m’arrêter.
II
Ma sœur, Mrs Joe Gargery, n’avait pas
moins de vingt ans de plus que moi, et elle s’était fait
une certaine réputation d’âme charitable auprès
des voisins, en m’élevant, comme elle disait, « à
la main ». Obligé à cette époque de
trouver par moi-même la signification de ce mot, et sachant
parfaitement qu’elle avait une main dure et lourde, que
d’habitude elle laissait facilement retomber sur son mari et
sur moi, je supposai que Joe Gargery était, lui aussi, élevé
à la main.
Ce n’était pas une femme bien
avenante que ma sœur ; et j’ai toujours conservé
l’impression qu’elle avait forcé par la main Joe
Gargery à l’épouser. Joe Gargery était un
bel homme ; des boucles couleur filasse encadraient sa figure
douce et bonasse, et le bleu de ses yeux était si vague et si
indécis, qu’on eût eu de la peine à définir
l’endroit où le blanc lui cédait la place, car
les deux nuances semblaient se fondre l’une dans l’autre.
C’était un bon garçon, doux, obligeant, une bonne
nature, un caractère facile, une sorte d’Hercule par sa
force, et aussi par sa faiblesse.
Ma sœur, Mrs Joe, avec des cheveux et des
yeux noirs, avait une peau tellement rouge que je me demandais
souvent si, peut-être, pour sa toilette, elle ne remplaçait
pas le savon par une râpe à muscade. C’était
une femme grande et osseuse ; elle ne quittait presque jamais un
tablier de toile grossière, attaché par derrière
à l’aide de deux cordons, et une bavette imperméable,
toujours parsemée d’épingles et d’aiguilles.
Ce tablier était la glorification de son mérite et un
reproche perpétuellement suspendu sur la tête de Joe. Je
n’ai jamais pu deviner pour quelle raison elle le portait, ni
pourquoi, si elle voulait absolument le porter, elle ne l’aurait
pas changé, au moins une fois par jour.
La forge de Joe attenait à la maison,
construite en bois, comme l’étaient à cette
époque plus que la plupart des maisons de notre pays. Quand je
rentrai du cimetière, la forge était fermée, et
Joe était assis tout seul dans la cuisine. Joe et moi, nous
étions compagnons de souffrances, et comme tels nous nous
faisions des confidences ; aussi, à peine eus-je soulevé
le loquet de la porte et l’eus-je aperçu dans le coin de
la cheminée, qu’il me dit :
« Mrs Joe est sortie douze fois pour te
chercher, mon petit Pip ; et elle est maintenant dehors une
treizième fois pour compléter la douzaine de boulanger.
– Vraiment ?
– Oui, mon petit Pip, dit Joe ; et
ce qu’il y a de pire pour toi, c’est qu’elle a pris
Tickler avec elle. »
À cette terrible nouvelle, je me mis à
tortiller l’unique bouton de mon gilet et, d’un air
abattu, je regardai le feu. Tickler était un jonc flexible,
poli à son extrémité par de fréquentes
collisions avec mon pauvre corps.
« Elle se levait sans cesse, dit Joe ;
elle parlait à Tickler, puis elle s’est précipitée
dehors comme une furieuse. Oui, comme une furieuse »,
ajouta Joe en tisonnant le feu entre les barreaux de la grille avec
le poker.
– Y a-t-il longtemps qu’elle est
sortie, Joe ? dis-je, car je le traitais toujours comme un
enfant, et le considérais comme mon égal.
– Hem ! dit Joe en regardant le
coucou hollandais, il y a bien cinq minutes qu’elle est partie
en fureur... mon petit Pip. Elle revient !... Cache-toi derrière
la porte, mon petit Pip, et rabats l’essuie-mains sur toi. »
Je suivis ce conseil. Ma sœur, Mrs Joe,
entra en poussant la porte ouverte, et trouvant une certaine
résistance elle en devina aussitôt la cause, et chargea
Tickler de ses investigations. Elle finit, je lui servais souvent de
projectile conjugal, par me jeter sur Joe, qui, heureux de cette
circonstance, me fit passer sous la cheminée, et me protégea
tranquillement avec ses longues jambes.
« D’où viens-tu, petit
singe ? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi bien vite ce
que tu as fait pour me donner ainsi de l’inquiétude et
du tracas, sans cela je saurai bien t’attraper dans ce coin,
quand vous seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys.
– Je suis seulement allé
jusqu’au cimetière, dis-je du fond de ma cachette en
pleurant et en me grattant.
– Au cimetière ? répéta
ma sœur. Sans moi, il y a longtemps que tu y serais allé
et que tu n’en serais pas revenu.
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