Qui donc t’a élevé ?
– C’est toi, dis-je.
– Et pourquoi y es-tu allé ?
Voilà ce que je voudrais savoir, s’écria ma sœur.
– Je ne sais pas, dis-je à voix
basse.
– Je ne sais pas ! reprit ma sœur,
je ne le ferai plus jamais ! Je connais cela. Je t’abandonnerai
un de ces jours, moi qui n’ai jamais quitté ce tablier
depuis que tu es au monde. C’est déjà bien assez
d’être la femme d’un forgeron, et d’un
Gargery encore, sans être ta mère ! »
Mes pensées s’écartèrent
du sujet dont il était question, car en regardant le feu d’un
air inconsolable, je vis paraître, dans les charbons vengeurs,
le fugitif des marais, avec sa jambe ferrée, le mystérieux
jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement que
j’avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier.
« Ah ! dit Mrs Joe en remettant
Tickler à sa place. Au cimetière, c’est bien
cela ! C’est bien à vous qu’il appartient de
parler de cimetière. Pas un de nous, entre parenthèses,
n’avait soufflé un mot de cela. Vous pouvez vous en
vanter tous les deux, vous m’y conduirez un de ces jours, au
cimetière. Ah ! quel j... o... l... i c... o... u... p...
l... e vous ferez sans moi ! »
Pendant qu’elle s’occupait à
préparer le thé, Joe tournait sur moi des yeux
interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle
sorte de couple nous pourrions bien faire à nous deux, si le
malheur prédit arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses
favoris, en suivant de ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe,
comme il faisait toujours par les temps d’orage.
Ma sœur avait adopté un moyen de nous
préparer nos tartines de beurre, qui ne variait jamais. Elle
appuyait d’abord vigoureusement et longuement avec sa main
gauche, le pain sur la poitrine, où il ne manquait pas de
ramasser sur la bavette, tantôt une épingle, tantôt
une aiguille, qui se retrouvait bientôt dans la bouche de l’un
de nous. Elle prenait ensuite un peu (très peu de beurre) à
la pointe d’un couteau, et l’étalait sur le pain
de la même manière qu’un apothicaire prépare
un emplâtre, se servant des deux côtés du couteau
avec dextérité, et ayant soin de ramasser ce qui
dépassait le bord de la croûte. Puis elle donnait le
dernier coup de couteau sur le bord de l’emplâtre, et
elle tranchait une épaisse tartine de pain que, finalement,
elle séparait en deux moitiés, l’une pour Joe,
l’autre pour moi.
Ce jour-là, j’avais faim, et malgré
cela je n’osai pas manger ma tartine. Je sentais que j’avais
à réserver quelque chose pour ma terrible connaissance
et son allié, plus terrible encore, le jeune homme mystérieux.
Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus stricte
économie, et que mes recherches dans le garde-manger
pourraient bien être infructueuses. Je me décidai donc à
cacher ma tartine dans l’une des jambes de mon pantalon.
L’effort de résolution nécessaire
à l’accomplissement de ce projet me paraissait terrible.
Il produisait sur mon imagination le même effet que si j’eusse
dû me précipiter d’une haute maison, ou dans une
eau très profonde, et il me devenait d’autant plus
difficile de m’y résoudre finalement, que Joe ignorait
tout. Dans l’espèce de franc-maçonnerie, déjà
mentionnée par moi, qui nous unissait comme compagnons des
mêmes souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe
pour moi, nous avions coutume de comparer nos tartines, à
mesure que nous y faisions des brèches, en les exposant à
notre mutuelle admiration, comme pour stimuler notre ardeur. Ce
soir-là, Joe m’invita plusieurs fois à notre
lutte amicale en me montrant les progrès que faisait la brèche
ouverte dans sa tartine ; mais, chaque fois, il me trouva avec
ma tasse de thé sur un genou et ma tartine intacte sur
l’autre. Enfin, je considérai que le sacrifice était
inévitable, je devais le faire de la manière la moins
extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances.
Profitant donc d’un moment où Joe avait les yeux
tournés, je fourrai ma tartine dans une des jambes de mon
pantalon.
Joe paraissait évidemment mal à
l’aise de ce qu’il supposait être un manque
d’appétit, et il mordait tout pensif à même
sa tartine des bouchées qu’il semblait avaler sans aucun
plaisir. Il les tournait et retournait dans sa bouche plus longtemps
que de coutume, et finissait par les avaler comme des pilules. Il
allait saisir encore une fois, avec ses dents, le pain beurré
et avait déjà ouvert une bouche d’une dimension
fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il s’aperçut
que ma tartine avait disparu.
L’étonnement et la consternation avec
lesquels Joe avait arrêté le pain sur le seuil de sa
bouche et me regardait, étaient trop évidents pour
échapper à l’observation de ma sœur.
« Qu’y a-t-il encore ?
dit-elle en posant sa tasse sur la table.
– Oh ! oh ! murmurait Joe, en
secouant la tête d’un air de sérieuse remontrance,
mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ça ne passera
pas, tu n’as pas pu la mâcher, mon petit Pip, mon ami !
– Qu’est-ce qu’il y a
encore, voyons ? répéta ma sœur avec plus
d’aigreur que la première fois.
– Si tu peux en faire remonter quelque
parcelle, en toussant, mon petit Pip, fais-le, mon ami ! dit
Joe. Certainement chacun mange comme il l’entend, mais encore,
ta santé !... ta santé !... »
À ce moment, ma sœur furieuse avait
attrapé Joe par ses deux favoris et lui cognait la tête
contre le mur, pendant qu’assis dans mon coin je les
considérais d’un air vraiment piteux.
« Maintenant, peut-être vas-tu me
dire ce qu’il y a, gros niais que tu es ! » dit
ma sœur hors d’haleine.
Joe promena sur elle un regard désespéré,
prit une bouchée désespérée, puis il me
regarda de nouveau :
« Tu sais, mon petit Pip, dit-il d’un
ton solennel et confidentiel, comme si nous eussions été
seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa joue,
tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le dernier
à faire aucun mauvais rapport contre toi ; mais faire un
pareil coup... »
Il éloigna sa chaise pour regarder le
plancher entre lui et moi ; puis il reprit :
« Avaler un pareil morceau d’un
seul coup !
– Il a avalé tout son pain,
n’est-ce pas ? s’écria ma sœur.
– Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe,
en me regardant, sans faire la moindre attention à Mrs Joe, et
ayant toujours sous la joue sa dernière bouchée, que
j’ai avalé aussi, moi qui te parle... et souvent
encore... quand j’avais ton âge, et j’ai vu bien
des avaleurs, mais je n’ai jamais vu avaler comme toi, mon
petit Pip, et je m’étonne que tu n’en sois pas
mort ; c’est par une permission du bon Dieu ! »
Ma sœur s’élança sur
moi, me prit par les cheveux et m’adressa ces paroles
terribles :
« Arrive, mauvais garnement, qu’on
te soigne ! »
Quelque brute médicale avait, à
cette époque, remis en vogue l’eau de goudron, comme un
remède très efficace, et Mrs Joe en avait toujours dans
son armoire une certaine provision, croyant qu’elle avait
d’autant plus de vertu qu’elle était plus
dégoûtante. Dans de meilleurs temps, un peu de cet
élixir m’avait été administré comme
un excellent fortifiant ; je craignis donc ce qui allait
arriver, pressentant une nouvelle entrave à mes projets de
sortie.
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