Comment
l’eau de goudron a-t-elle pu se trouver là ? »
Mais l’oncle Pumblechook, qui était
tout puissant dans cette cuisine, ne voulut plus entendre un seul mot
de cette affaire : il repoussa toute explication sur ce sujet en
agitant la main, et il demanda un grog chaud au gin. Ma sœur,
qui avait commencé à réfléchir et à
s’alarmer, fut alors forcée de déployer toute son
activité en cherchant du gin, de l’eau chaude, du sucre
et du citron. Pour le moment, du moins, j’étais sauvé !
Je continuai à serrer entre mes mains le pied de la table,
mais cette fois, c’était avec une affectueuse
reconnaissance.
Bientôt je repris assez de calme pour manger
ma part de pudding. M. Pumblechook lui-même en mangea sa
part, tout le monde en mangea. Lorsque chacun fut servi,
M. Pumblechook commença à rayonner sous la
bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à
croire que la journée se passerait bien, quand ma sœur
dit à Joe de donner des assiettes propres... pour manger les
choses froides.
Je ressaisis le pied de la table, que je serrai
contre ma poitrine, comme s’il eût été le
compagnon de ma jeunesse et l’ami de mon cœur. Je
prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais
que j’étais réellement perdu.
« Vous allez en goûter, dit ma
sœur en s’adressant à ses invités avec la
meilleure grâce possible ; vous allez en goûter,
pour faire honneur au délicieux présent de l’oncle
Pumblechook ! »
Devaient-ils vraiment y goûter ! qu’ils
ne l’espèrent pas !
« Vous saurez, dit ma sœur en se
levant, que c’est un pâté, un savoureux pâté
au jambon. »
La société se confondit en
compliments. L’oncle Pumblechook, enchanté d’avoir
bien mérité de ses semblables, s’écria :
« Eh bien ! mistress Joe, nous
ferons de notre mieux ; donnez-nous une tranche dudit pâté. »
Ma sœur sortit pour le chercher. J’entendais
ses pas dans l’office. Je voyais M. Pumblechook aiguiser
son couteau. Je voyais l’appétit renaître dans les
narines du nez romain de M. Wopsle. J’entendais M. Hubble
faire remarquer qu’un morceau de pâté au jambon
était meilleur que tout ce qu’on pouvait s’imaginer,
et n’avait jamais fait de mal à personne. Quant à
Joe, je l’entendis me dire à l’oreille :
« Tu y goûteras, mon petit Pip. »
Je n’ai jamais été tout à
fait certain si, dans ma terreur, je proférai un hurlement, un
cri perçant, simplement en imagination, ou si les oreilles de
la société en entendirent quelque chose. Je n’y
tenais plus, il fallait me sauver ; je lâchai le pied de
la table et courus pour chercher mon salut dans la fuite.
Mais je ne courus pas bien loin, car, à la
porte de la maison, je me trouvai en face d’une escouade de
soldats armés de mousquets. L’un d’eux me présenta
une paire de menottes en disant :
« Ah ! te
voilà !... Enfin, nous le tenons ; en
route !... »
V
L’apparition d’une rangée de
soldats faisant résonner leurs crosses de fusils sur le pas de
notre porte, causa une certaine confusion parmi les convives. Mrs Joe
reparut les mains vides, l’air effaré, en faisant
entendre ces paroles lamentables :
« Bonté divine !... qu’est
devenu... le pâté ? »
Le sergent et moi nous étions dans la
cuisine quand Mrs Joe rentra. À ce moment fatal, je recouvrai
en partie l’usage de mes sens. C’était le sergent
qui m’avait parlé ; il promena alors ses yeux sur
les assistants, en leur tendant d’une manière engageante
les menottes de sa main droite, et en posant sa main gauche sur mon
épaule.
« Pardonnez-moi, mesdames et messieurs,
dit le sergent, mais comme j’en ai prévenu ce jeune et
habile fripon, avant d’entrer, je suis en chasse au nom du Roi
et j’ai besoin du forgeron.
– Et peut-on savoir ce que vous lui
voulez ? reprit ma sœur vivement.
– Madame, répondit le galant
sergent, si je parlais pour moi, je dirais que c’est pour avoir
l’honneur et le plaisir de faire connaissance avec sa charmante
épouse ; mais, parlant pour le Roi, je réponds que
je viens pour affaires. »
Ce petit discours fut accueilli par la société
comme une chose plutôt agréable que désagréable,
et M. Pumblechook murmura d’une voix convaincue :
« Bien dit, sergent.
– Vous voyez, forgeron, continua le
sergent qui avait fini par découvrir Joe ; nous avons eu
un petit accident à ces menottes ; je trouve que celle-ci
ne ferme pas très bien, et comme nous en avons besoin
immédiatement, je vous prierai d’y jeter un coup d’œil
sans retard. »
Joe, après y avoir jeté le coup
d’œil demandé, déclara qu’il fallait
allumer le feu de la forge et qu’il y avait au moins pour deux
heures d’ouvrage.
« Vraiment ! alors vous allez vous
y mettre de suite, dit le sergent ; comme c’est pour le
service de Sa Majesté, si un de mes hommes peut vous donner un
coup de main, ne vous gênez pas. »
Là-dessus, il appela ses hommes dans la
cuisine. Ils y arrivèrent un à un, posèrent
d’abord leurs armes dans un coin, puis ils se promenèrent
de long en large, comme font les soldats, les mains croisées
négligemment sur leurs poitrines, s’appuyant tantôt
sur une jambe, tantôt sur une autre, jouant avec leurs
ceinturons ou leurs gibernes, et ouvrant la porte de temps à
autre pour lancer dehors un jet de salive à plusieurs pieds de
distance.
Je voyais toutes ces choses sans avoir conscience
que je les voyais, car j’étais dans une terrible
appréhension. Mais commençant à remarquer que
les menottes n’étaient pas pour moi, et que les
militaires avaient mieux à faire que de s’occuper du
pâté absent, je repris encore un peu de mes sens
évanouis.
« Voudriez-vous me dire quelle heure il
est ? dit le sergent à M. Pumblechook, comme à
un homme dont la position, par rapport à la société,
égalait la sienne.
– Deux heures viennent de sonner,
répondit celui-ci.
– Allons, il n’y a pas encore
grand mal, fit le sergent après réflexion ; quand
même je serais forcé de rester ici deux heures, ça
ne fera rien. Combien croyez-vous qu’il y ait d’ici aux
marais... un quart d’heure de marche peut-être ?...
– Un quart d’heure, justement,
répondit Mrs Joe.
– Très bien ! nous serons
sur eux à la brune, tels sont mes ordres ; cela sera
fait : c’est on ne peut mieux.
– Des forçats, sergent ?
demanda M. Wopsle, en manière d’entamer la
conversation.
– Oui, répondit le sergent, deux
forçats ; nous savons bien qu’ils sont dans les
marais, et qu’ils n’essayeront pas d’en sortir
avant la nuit. Est-il ici quelqu’un qui ait vu semblable
gibier ? »
Tout le monde, moi excepté, répondit :
« Non », avec confiance. Personne ne pensa à
moi.
« Bien, dit le sergent. Nous les
cernerons et nous les prendrons plus tôt qu’ils ne le
pensent. Allons, forgeron, le Roi est prêt, l’êtes-vous ? »
Joe avait ôté son habit, son gilet,
sa cravate, et était passé dans la forge, où il
avait revêtu son tablier de cuir.
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