M. Wopsle dit les Grâces d’un
ton aussi théâtral et aussi déclamatoire, du
moins cela me fait cet effet-là maintenant, que s’il eût
récité la scène du fantôme d’Hamlet
ou celle de Richard III, et il termina avec la même
emphase que si nous avions dû vraiment lui en être
reconnaissants. Là-dessus, ma sœur fixa ses yeux sur
moi, et me dit d’un ton de reproche :
« Tu entends cela ?... rends
grâces... sois reconnaissant !
– Rends surtout grâces, dit
M. Pumblechook, à ceux qui t’ont élevé,
mon garçon. »
Mrs Hubble secoua la tête, en me contemplant
avec le triste pressentiment que je ne ferais pas grand-chose de bon,
et demanda :
« Pourquoi donc les jeunes gens
sont-ils toujours ingrats ? »
Ce mystère moral sembla trop profond pour
la compagnie, jusqu’à ce que M. Hubble en eût,
enfin, donné l’explication en disant :
« Parce qu’ils sont naturellement
vicieux. »
Et chacun de répondre :
« C’est vrai ! »
Et de me regarder de la manière la plus
significative et la plus désagréable.
La position et l’influence de Joe étaient
encore amoindries, s’il est possible, quand il y avait du
monde ; mais il m’aidait et me consolait toujours quand il
le pouvait ; par exemple, à dîner, il me donnait de
la sauce quand il en restait. Ce jour-là, la sauce était
très abondante et Joe en versa au moins une demi-pinte dans
mon assiette.
Un peu plus tard M. Wopsle fit une critique
assez sévère du sermon et insinua dans le cas
hypothétique où l’Église « aurait
été ouverte à tout le monde » quel
genre de sermon il aurait fait. Après avoir rappelé
quelques-uns des principaux points de ce sermon, il remarqua qu’il
considérait le sujet comme mal choisi ; ce qui était
d’autant moins excusable qu’il ne manquait certainement
pas d’autres sujets.
« C’est encore vrai, dit l’oncle
Pumblechook. Vous avez mis le doigt dessus, monsieur ! Il ne
manque pas de sujets en ce moment, le tout est de savoir leur mettre
un grain de sel sur la queue comme aux moineaux. Un homme n’est
pas embarrassé pour trouver un sujet, s’il a sa boîte
à sel toute prête. »
M. Pumblechook ajouta, après un moment
de réflexion :
« Tenez, par exemple, le porc, voilà
un sujet ! Si vous voulez un sujet, prenez le porc !
– C’est vrai, monsieur, reprit
M. Wopsle, il y a plus d’un enseignement moral à en
tirer pour la jeunesse. »
Je savais bien qu’il ne manquerait pas de
tourner ses yeux vers moi en disant ces mots.
« As-tu écouté cela,
toi ?... Puisses-tu en profiter », me dit ma sœur
d’un ton sévère, en matière de parenthèse.
Joe me donna encore un peu de sauce.
« Les pourceaux, continua M. Wopsle
de sa voix la plus grave, en me désignant avec sa fourchette,
comme s’il eût prononcé mon nom de baptême,
les pourceaux furent les compagnons de l’enfant prodigue. La
gloutonnerie des pourceaux n’est-elle pas un exemple pour la
jeunesse ? (Je pensais en moi-même que cela était
très bien pour lui qui avait loué le porc d’être
aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est détestable chez un
porc est bien plus détestable encore chez un garçon.
– Ou chez une fille, suggéra
M. Hubble.
– Ou chez une fille, bien entendu,
monsieur Hubble, répéta M. Wopsle, avec un peu
d’impatience ; mais il n’y a pas de fille ici.
– Sans compter, dit M. Pumblechook,
en s’adressant à moi, que tu as à rendre grâces
de n’être pas né cochon de lait...
– Mais il l’était,
monsieur ! s’écria ma sœur avec feu, il
l’était autant qu’un enfant peut l’être. »
Joe me redonna encore de la sauce.
« Bien ! mais je veux parler d’un
cochon à quatre pattes, dit M. Pumblechook. Si tu étais
né comme cela, serais-tu ici maintenant ? Non, n’est-ce
pas ?
– Si ce n’est sous cette forme,
dit M. Wopsle en montrant le plat.
– Mais je ne parle pas de cette forme,
monsieur, repartit M. Pumblechook, qui n’aimait pas qu’on
l’interrompît. Je veux dire qu’il ne serait pas
ici, jouissant de la vue de ses supérieurs et de ses aînés,
profitant de leur conversation et se roulant au sein des voluptés.
Aurait-il fait tout cela ?... Non, certes ! Et quelle eût
été ta destinée, ajouta-t-il en me regardant de
nouveau ; on t’aurait vendu moyennant une certaine somme,
selon le cours du marché, et Dunstable, le boucher, serait
venu te chercher sur la paille de ton étable ; il
t’aurait enlevé sous son bras gauche, et, de son bras
droit il t’aurait arraché à la vie à
l’aide d’un grand couteau. Tu n’aurais pas été
“élevé à la main”... Non, rien de la
sorte ne te fût arrivé ! »
Joe m’offrit encore de la sauce, que j’avais
honte d’accepter.
« Cela a dû être un bien
grand tracas pour vous, madame, dit Mrs Hubble, en plaignant ma sœur.
– Un enfer, madame, un véritable
enfer, répéta ma sœur. Ah ! si vous
saviez !... »
Elle commença alors à passer en
revue toutes les maladies que j’avais eues, tous les méfaits
que j’avais commis, toutes les insomnies dont j’avais été
cause, toutes les mauvaises actions dont je m’étais
rendu coupable, tous les endroits élevés desquels
j’étais tombé, tous les trous au fond desquels je
m’étais enfoncé, et tous les coups que je m’étais
donné. Elle termina en disant que toutes les fois qu’elle
aurait désiré me voir dans la tombe, j’avais
constamment refusé d’y aller.
Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que
les Romains avaient dû pousser à bout les autres peuples
avec leurs nez, et que c’est peut-être pour cette raison
qu’ils sont restés le peuple remuant que nous
connaissons. Quoi qu’il en soit, le nez de M. Wopsle
m’impatientait si fort que pendant le récit de mes
fautes, j’aurais aimé le tirer jusqu’à
faire crier son propriétaire. Mais tout ce que j’endurais
pendant ce temps n’est rien auprès des affreux tourments
qui m’assaillirent lorsque fut rompu le silence qui avait
succédé au récit de ma sœur, silence
pendant lequel chacun m’avait regardé, comme j’en
avais la triste conviction, avec horreur et indignation.
« Et pourtant, dit M. Pumblechook
qui ne voulait pas abandonner ce sujet de conversation, le porc...
bouilli... est un excellent manger, n’est-ce pas ?
– Un peu d’eau-de-vie, mon
oncle ? » dit ma sœur.
Ô ciel ! le moment était venu !
l’oncle allait trouver qu’elle était faible ;
il le dirait ; j’étais perdu ! Je me
cramponnai au pied de la table, et j’attendis mon sort.
Ma sœur alla chercher la bouteille de grès,
revint avec elle, et versa de l’eau-de-vie à mon oncle,
qui était la seule personne qui en prît. Ce malheureux
homme jouait avec son verre ; il le soulevait, le plaçait
entre lui et la lumière, le remettait sur la table ; et
tout cela ne faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps,
Mrs Joe, et Joe lui-même faisaient table nette pour recevoir le
pâté et le pudding.
Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me
cramponnais toujours avec une énergie fébrile au pied
de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis enfin la misérable
créature porter le verre à ses lèvres, rejeter
sa tête en arrière et avaler la liqueur d’un seul
trait. L’instant d’après, la compagnie était
plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à
ses pieds ce qu’il tenait à la main, se lever et tourner
deux ou trois fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un
état spasmodique épouvantable, fut pour lui l’affaire
d’une seconde ; puis il se précipita dehors et nous
le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents
efforts pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions
hideuses, et paraissant avoir perdu l’esprit.
Je tenais mon pied de table avec acharnement,
pendant que Mrs Joe et Joe s’élancèrent vers lui.
Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute je l’avais tué.
Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour moi de le voir
rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant toutes les
personnes de la compagnie, comme si elles eussent été
cause de sa mésaventure ; puis il se laissa tomber sur sa
chaise, en murmurant avec une grimace significative :
« De l’eau de goudron ! »
J’avais rempli la bouteille d’eau-de-vie
avec la cruche à l’eau de goudron, pour qu’on ne
s’aperçût pas de mon larcin. Je savais ce qui
pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un médium
de nos jours, par la force de mon influence invisible.
« Du goudron !... s’écria
ma sœur, étonnée au plus haut point.
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