Les grandes espérances II
Charles Dickens
Les grandes espérances
BeQ
Charles
Dickens
Les grandes espérances
roman traduit de l’anglais
par
Charles
Bernard-Derosne
(Paris, Librairie Hachette et Cie, 1896.)
Tome deuxième
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 557 : version 2.0
Du même
auteur, à la Bibliothèque :
David Copperfield (2 tomes)
Olivier Twist (2 tomes)
L’abîme
(en collab. avec Wilkie Collins)
Cantique de
Noël
Le grillon
du foyer
Conteurs à
la ronde
Les
grandes espérances
II
I
Le matin, après avoir bien considéré
la chose, tout en m’habillant au Cochon bleu, je résolus
de dire à mon tuteur que je ne savais pas trop si Orlick était
bien le genre d’homme qui convenait pour remplir un poste de
confiance chez miss Havisham.
« Sans doute, il n’est pas tout à
fait le genre d’homme qu’il faut, Pip, dit mon tuteur,
sachant d’avance à quoi s’en tenir sur son
compte ; parce que l’homme qui remplit un poste de
confiance n’est jamais le genre d’homme qu’il
faut. »
Et il sembla ravi de trouver que ce poste en
particulier n’était pas tenu exceptionnellement par
quelqu’un du genre qu’il fallait, et il m’écouta
d’un air satisfait pendant que je lui racontais ce que je
savais d’Orlick.
« Très bien, Pip, dit-il quand
j’eus fini, je passerai tout à l’heure pour
remercier notre ami. »
Un peu alarmé par cette promptitude
d’action, j’opinai pour un peu de délai, et je ne
lui cachai même pas que notre ami lui-même serait
peut-être assez difficile à manier.
« Oh ! allons donc ! dit mon
tuteur en laissant passer le bout de son mouchoir de poche avec une
entière confiance, je voudrais bien le voir discuter la chose
avec moi ! »
Comme nous devions retourner ensemble à
Londres par la voiture de midi, et que j’avais déjeuné
avec une si grande appréhension de voir paraître
Pumblechook, que je pouvais à peine tenir ma tasse, cela me
fournit l’occasion de dire que j’avais besoin de marcher
et que j’irais en avant sur la route de Londres, pendant que
M. Jaggers irait à ses affaires, s’il voulait bien
prévenir le cocher que je reprendrais ma place quand la
voiture me rejoindrait. Je pus ainsi fuir le Cochon bleu
aussitôt après déjeuner. En faisant un détour
d’un couple de milles, en pleine campagne, derrière la
propriété de Pumblechook, je retombai dans la grande
rue, un peu au-delà de ce traquenard, et je me sentis
comparativement en sûreté.
Ce me fut un grand plaisir de me retrouver dans la
vieille et silencieuse ville, et il ne m’était pas trop
désagréable de me voir, par-ci par-là, reconnu
et lorgné. Un ou deux boutiquiers sortirent même de
leurs boutiques, et marchèrent un peu en avant de moi, dans la
rue, afin de pouvoir se retourner, comme s’ils avaient oublié
quelque chose, et se trouver face à face avec moi pour me
contempler. Dans ces occasions, je ne sais pas qui d’eux ou de
moi faisait le pire semblant : eux de ne pas me regarder, moi de
ne pas les voir ; toujours est-il que ma position me semblait
une position distinguée, et que je n’en étais pas
du tout mécontent, quand le sort jeta sur mon chemin ce
mécréant sans nom, le garçon du tailleur Trabb.
En portant les yeux à une certaine distance
en avant, j’aperçus ce garçon, qui approchait en
se battant les flancs avec un grand sac bleu qui était vide.
Jugeant qu’un regard tranquille et indifférent, jeté
sur lui comme par hasard, était ce qui me convenait le mieux
et ce qui parviendrait probablement à conjurer son mauvais
esprit, je m’avançai avec une grande placidité de
visage, et je me félicitais déjà de mon succès,
quand tout à coup les genoux du garçon de Trabb
s’entrechoquèrent, ses cheveux se dressèrent, sa
casquette tomba, tous ses membres tremblèrent avec violence,
il chancela enfin sur la route, en criant à la populace :
« Au secours !...
soutenez-moi !... j’ai peur !... »
Il feignait d’être au comble de la
terreur et de la prostration, par l’effet de la dignité
de ma démarche et de toute ma personne. Quand je passai à
côté de lui, ses dents claquèrent à grand
bruit dans sa bouche, et il se prosterna dans la poussière,
avec tous les signes d’une humiliation profonde.
C’était une chose bien dure à
supporter, mais ça n’était encore rien que cela.
Je n’avais pas fait deux cents pas, quand, à mon
inexprimable terreur, à mon juste étonnement et à
ma profonde indignation, je vis de nouveau le garçon Trabb qui
approchait. Il venait de tourner le coin d’une rue ; son
sac bleu était passé sur son épaule, ses yeux
reflétaient un honnête empressement, et la détermination
de gagner au plus vite la maison de Trabb se lisait dans sa démarche.
Cette fois, ce fut avec une espèce d’épouvante
qu’il eut l’air de me découvrir. Il éprouva
les mêmes effets que la première fois, mais avec un
mouvement de rotation ; il courut autour de moi tout en
chancelant, les genoux faibles et tremblants, et les mains levées
comme pour demander miséricorde. Ses prétendues
souffrances furent une grande jubilation pour les spectateurs ;
quant à moi, j’étais littéralement
confondu.
Je n’avais pas dépassé de
beaucoup la poste aux lettres, quand de nouveau j’aperçus
le garçon de Trabb, débusquant par un chemin détourné.
Cette fois, il était entièrement changé ;
il portait le sac bleu de la manière dégagée
dont je portais mon pardessus et se carrait en face de moi, de
l’autre côté de la rue, suivi d’une foule
joyeuse de jeunes amis, auxquels il criait de temps en temps, en
agitant la main et en prenant un air superbe :
« Je ne vous connais pas ! je ne
vous connais pas ! »
Les mots ne pourraient donner une idée de
l’outrage et du ridicule lancés sur moi par le garçon
de Trabb, quand, passant à côté de moi, il tirait
son col de chemise, frisait ses cheveux, appuyait son poing sur la
hanche, tout en se carrant d’une manière extravagante,
en balançant ses coudes et son corps, et en criant à
ceux qui le suivaient :
« Connais pas !... connais
pas !... Sur mon âme, je ne vous connais pas !... »
Son ignominieux cortège se mit
immédiatement à pousser des cris et à me
poursuivre sur le pont. Ces cris ressemblaient à ceux d’une
basse-cour extrêmement effrayée, dont les volatiles
m’auraient connu quand j’étais forgeron ; ils
mirent le comble à ma honte lorsque je quittai la ville, et me
poursuivirent jusqu’en plein champ.
Mais, à moins d’avoir, en cette
occasion, ôté la vie au garçon de Trabb, je ne
sais réellement pas aujourd’hui ce que j’aurais pu
faire, sinon de me résigner à endurer ce supplice. Lui
chercher querelle dans la rue ou tirer de lui une autre réparation
que le meilleur sang de son cœur, eût été
futile et dégradant. C’était d’ailleurs un
garçon que personne ne pouvait atteindre, un serpent
invulnérable et astucieux, qui, traqué dans un coin,
s’échappait entre les jambes de celui qui le
poursuivait, en sifflant dédaigneusement. J’écrivis
cependant, par le courrier du lendemain, à M. Trabb pour
lui dire que M. Pip se devait à lui-même de cesser
à l’avenir tout rapport avec un homme qui pouvait
oublier ce qu’il devait aux intérêts de la
société, au point d’employer un garçon qui
excitait le dégoût et le mépris de tous les gens
respectables.
La voiture, portant dans ses flancs M. Jaggers,
arriva en temps opportun. Je repris donc ma place sur l’impériale
et j’arrivai à Londres, sauf, mais non sain, car mon
cœur était déchiré. Dès mon
arrivée, j’envoyai à Joe une morue et une
bourriche d’huîtres, comme offrande expiatoire, en
réparation de ce que je n’étais pas allé
moi-même lui faire une visite ; puis je me rendis à
l’Hôtel Barnard.
Je trouvai Herbert en train de dîner avec
des viandes froides, et enchanté de me revoir. Ayant envoyé
le Vengeur au restaurant pour demander une addition au dîner,
je sentis que je devais ce soir-là même ouvrir mon cœur
à mon camarade et ami. Cette confidence ne regardant
aucunement le Vengeur qui était dans le vestibule, et cette
pièce, vue par le trou de la serrure, ne paraissait guère
qu’une antichambre, je l’envoyai au spectacle. Je ne
pourrais donner une meilleure preuve de la dureté de mon
esclavage, vis-à-vis de ce maître, que les dégradantes
subtilités auxquelles j’étais forcé
d’avoir recours pour lui trouver de l’emploi. J’avais
si peu de ressources, que souvent je l’envoyais au coin de Hyde
Park pour voir quelle heure il était.
Quand nous eûmes fini de dîner, les
pieds posés sur les chenets, je lui dis :
« Mon cher Herbert, j’ai quelque
chose de très particulier à vous communiquer.
– Mon cher Haendel, répondit-il,
j’écouterai avec attention et déférence ce
que vous voudrez bien me confier.
– Cela me concerne, Herbert, dis-je,
ainsi qu’une autre personne. »
Herbert se croisa les pieds, regarda le feu, la
tête penchée de côté, et, l’ayant
vainement regardé pendant un moment, il me regarda de nouveau,
parce que je ne continuais pas.
« Herbert, dis-je en mettant ma main
sur son genou, j’aime... j’adore Estelle. »
Au lieu d’être abasourdi, Herbert
répliqua comme si de rien n’était :
« C’est juste ! Eh bien ?
– Eh bien ! Herbert, est-ce là
tout ce que vous me dites : Eh bien ?
– Après ? voulais-je dire,
fit Herbert ; il va sans dire que je sais cela.
– Comment savez-vous cela ?
dis-je.
– Comment je le sais, Haendel ?...
Mais par vous.
– Je ne vous l’ai jamais dit.
– Vous ne me l’avez jamais
dit ?... Vous ne m’avez jamais dit non plus quand vous
vous êtes fait couper les cheveux, mais j’ai eu assez
d’intelligence pour m’en apercevoir. Vous l’avez
toujours adorée, depuis que je vous connais. Vous êtes
arrivé ici avec votre adoration et votre portemanteau !
Jamais dit !... mais vous ne m’avez dit que cela du matin
au soir. En me racontant votre propre histoire, vous m’avez dit
clairement que vous aviez commencé à l’adorer la
première fois que vous l’aviez vue, quand vous étiez
tout jeune, tout jeune.
– Très bien, alors, dis-je,
nullement fâché de cette nouvelle lumière jetée
sur mon cœur. Je n’ai jamais cessé de l’adorer,
et elle est devenue la plus belle et la plus adorable des créatures.
Je l’ai vue hier, et si je l’adorais déjà,
je l’adore doublement maintenant.
– Il est heureux pour vous alors,
Haendel, dit Herbert, que vous ayez été choisi pour
elle, et que vous lui soyez destiné.
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