Sans nous occuper de ce
qu’il nous est défendu de rechercher, nous pouvons nous
risquer à dire qu’il ne peut y avoir de doute entre nous
sur ce point. Mais savez-vous ce qu’Estelle pense de cette
adoration ? »
Je secouai tristement la tête.
« Oh ! elle en est à mille
lieues.
– Patience, mon cher Haendel ;
vous avez le temps, vous avez le temps ! Mais vous avez encore
quelque chose à me dire ?
– Je suis honteux de le dire,
répondis-je, et pourtant il n’y a pas plus de mal à
le dire qu’à le penser : vous m’appelez un
heureux mortel... sans doute je le suis. Hier je n’étais
encore qu’un pauvre garçon de forge ; aujourd’hui,
je suis... quoi ?...
– Dites un bon garçon, si vous
voulez finir votre phrase, répondit Herbert en souriant et en
pressant mes mains dans les siennes, un bon garçon, un curieux
mélange d’impétuosité et d’hésitation,
de hardiesse et de défiance, d’animation et de
rêverie. »
Je m’arrêtai un instant pour
considérer si mon caractère contenait réellement
un pareil mélange. Je n’en retrouvai pas les éléments ;
mais je pensais que cela ne valait pas la peine d’être
discuté.
« Quand je demande ce que je suis
aujourd’hui, Herbert, continuai-je, je traduis en parole la
pensée qui me préoccupe le plus ; vous dites que
je suis heureux ! Je sais que je n’ai rien fait pour
m’élever, et que c’est la fortune seule qui a tout
fait. C’est avoir eu bien de la chance, et pourtant quand je
pense à Estelle...
– Et quand vous n’y pensez pas,
êtes-vous plus tranquille ? interjeta Herbert, les yeux
fixés sur le feu, ce qui me parut très bon et très
sympathique de sa part.
– ... Alors, mon cher Herbert, je ne
puis vous dire combien je me sens dépendant de tout et
incertain de l’avenir, et à combien de centaines de
hasards je m’en sens exposé. Tout en évitant le
terrain défendu, comme vous l’avez fait si
judicieusement tout à l’heure, je puis encore dire que
toutes mes espérances dépendent de la constance d’une
personne, – sans nommer personne, – et m’affliger
de voir ces espérances encore si vagues et si indéfinies. »
En disant cela, je soulageai mon esprit de tout ce
qui l’avait toujours tourmenté plus ou moins ;
mais, sans nul doute, depuis la veille plus que jamais.
« Maintenant, Haendel, répliqua
Herbert de son ton gai et encourageant, il me semble que les
angoisses d’une tendre passion nous font regarder le défaut
de notre cheval avec un verre grossissant, et détournent notre
attention de ses qualités. Ne m’avez-vous pas raconté
que votre tuteur, M. Jaggers, vous avait dit, dès le
début, que vous n’aviez pas que des espérances ?
Et même, s’il ne vous l’avait pas dit, bien que ce
soit là un très grand si, j’en conviens,
ne pensez-vous pas que de tous les hommes de Londres, M. Jaggers
serait le dernier à continuer ses relations actuelles avec
vous, s’il n’était pas sûr de son
terrain ? »
Je répondis que je ne pouvais nier que ce
fût là un grand point, et, comme il arrive souvent en
pareil cas, je le dis en ayant l’air de faire avec répugnance
une concession à la vérité et à la
justice, et comme si j’avais réprimé le besoin de
le nier !
« Je crois bien que c’est un
grand point, dit Herbert, et je crois aussi que vous seriez bien
embarrassé d’en trouver un plus grand. Du reste, vous
devez attendre le bon plaisir de votre tuteur comme il doit attendre
le bon plaisir de ses clients. Vous aurez vingt et un ans avant de
savoir où vous en êtes ; peut-être alors
recevrez-vous quelque nouvel éclaircissement. Dans tous les
cas, vous serez plus près de le recevoir, car il faut bien que
cela vienne à la fin.
– Quel charmant caractère vous
avez, dis-je en admirant avec reconnaissance l’entrain de ses
manières.
– Ce doit être, dit Herbert, car
je n’ai guère que cela. Je dois reconnaître que le
bon sens de ce que je viens de dire n’est pas de moi, mais de
mon père. La seule remarque que je lui ai jamais entendu faire
sur votre situation, c’est cette conclusion : “La
chose est faite et arrangée, ou sans cela M. Jaggers ne
s’en mêlerait pas.” Et maintenant, avant d’en
dire davantage sur mon père, ou le fils de mon père, et
de vous rendre confidence pour confidence, j’éprouve le
besoin de me rendre sérieusement désagréable à
vos yeux, positivement repoussant.
– Vous n’y réussirez pas,
dis-je.
– Oh ! si ! dit-il. Une...
deux... trois... et je commence, Haendel, mon bon ami... »
Quoi qu’il parlât d’un ton fort
léger, il était très ému.
« J’ai pensé, depuis que
nous causons ici, les pieds sur les barreaux de la grille, que votre
mariage avec Estelle ne peut être assurément une
condition de votre héritage, si votre tuteur ne vous en a
jamais parlé. Ai-je raison de comprendre ainsi ce que vous
m’avez dit, qu’il n’a jamais fait allusion à
elle, en aucune manière, directement ou indirectement ;
que votre protecteur pouvait avoir des vues quant à votre
mariage futur ?
– Jamais.
– Maintenant, Haendel, je ne veux pas
vous faire de peine, sur mon âme et sur mon honneur ! Ne
lui étant pas engagé, ne pouvez-vous vous détacher
d’elle ? Je vous ai dit que j’allais être
désagréable. »
Je détournai la tête, car quelque
chose de glacial et d’inattendu fondait sur moi, comme le vent
des vieux marais venant de la mer ; un sensation pénible
comme celle qui m’avait subjugué le matin où
j’avais quitté la forge, quand le brouillard se levait
solennellement, et quand j’avais mis la main sur le poteau
indicateur de notre village, fit de nouveau battre mon cœur. Il
y eut entre nous un silence de quelques instants.
« Oui, mais mon cher Haendel, continua
Herbert, comme si nous avions parlé au lieu de garder le
silence, ce qui rend la chose très sérieuse, c’est
qu’elle a pris d’aussi fortes racines dans la poitrine
d’un garçon que la nature et les circonstances ont fait
si romanesque ! Songez à la manière dont elle a
été élevée, et songez à miss
Havisham. Songez à ce qu’elle est par elle-même.
Mais voilà que je deviens repoussant et que vous me haïssez :
cela peut amener des événements malheureux.
– Je sais tout ce que vous pouvez me
dire, Herbert, repris-je en continuant de tenir ma tête
tournée, mais je ne puis m’empêcher de l’aimer.
– Vous ne pouvez vous en détacher ?
– Non, cela m’est impossible !
– Vous ne pouvez pas essayer, Haendel ?
– Non, cela m’est impossible !
– Eh bien ! dit Herbert en se
levant et se secouant vivement, comme s’il avait dormi, et se
mettant vivement à remuer le feu, maintenant, je vais essayer
de devenir agréable ! »
Il fit le tour de la chambre, secoua les rideaux,
mit les chaises à leur place, rangea les livres et tout ce qui
traînait, regarda dans le vestibule, jeta un coup d’œil
dans la boîte aux lettres, ferma la porte et revint prendre sa
chaise au coin du feu, où il s’assit, en berçant
sa jambe gauche entre ses deux bras.
« Je vais vous dire un ou deux mots,
Haendel, touchant mon père et le fils de mon père. Je
crains qu’il soit à peine nécessaire, pour le
fils de mon père, de vous faire remarquer que l’établissement
de mon père n’est pas tenu d’une façon bien
brillante.
– Il y a toujours plus qu’il ne
faut, Herbert, dis-je, pour dire quelque chose d’encourageant.
– Oh ! oui ; c’est
aussi ce que dit le balayeur et aussi la marchande de poisson, qui
demeure dans la rue qui se trouve derrière. Sérieusement,
Haendel, car le sujet est assez sérieux, vous savez ce qui en
est aussi bien que moi. Je crois qu’il fut un temps où
mon père s’occupait encore de quelque chose ; mais
si ce temps a jamais existé, il n’est plus. Puis-je vous
demander si vous avez déjà eu l’occasion de
remarquer dans votre pays que les enfants, qui ne sont pas
positivement de bons partis, sont toujours très
particulièrement pressés de se marier ? »
Cette question était si singulière,
que je lui demandai en retour :
« En est-il ainsi ?
– Je ne sais pas, dit Herbert, et c’est
ce que j’ai besoin de savoir, parce que c’est
positivement le cas avec nous. Ma pauvre sœur Charlotte, qui
venait après moi et qui est morte avant sa quatorzième
année, en est un exemple frappant. La petite Jane est de
même ; son désir d’être maritalement
établie pourrait vous faire croire qu’elle a passé
sa courte existence dans la contemplation perpétuelle du
bonheur domestique. Le petit Alick, qui est encore en robe, a déjà
pris des arrangements pour son union avec une jeune personne très
convenable de Kew, et, en vérité, je pense qu’à
l’exception du Baby, nous sommes tous fiancés.
– Alors, vous aussi, vous l’êtes ?
dis-je.
– Je le suis, dit Herbert, mais c’est
un secret. »
Je l’assurai de ma discrétion, et je
le priai de me faire la faveur de me donner de plus longs détails.
Il avait parlé avec tant de délicatesse et de sympathie
de ma faiblesse, que j’avais besoin de savoir quelque chose de
sa force.
« Puis-je demander le nom de la
personne ? dis-je.
– Clara, dit Herbert.
– Habite-t-elle Londres ?
– Oui. Peut-être dois-je dire,
fit Herbert, qui était devenu très abattu et très
faible depuis que nous avions abordé cet intéressant
sujet, qu’elle est un peu au-dessous des absurdes notions de
famille de ma mère. Son père était employé
aux vivres dans la marine ; je crois que c’était
une espèce de purser1.
– Qu’est-il maintenant ?
– Maintenant, il est invalide, répondit
Herbert.
– Vivant...
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