Plus tard mon attention fut attirée par l’expressif orgueil de M. et de Mrs Hubble qui se gonflaient et s’enorgueillissaient démesurément de faire partie d’un convoi si distingué.

Nous aperçûmes enfin la ligne des marais qui s’étendait lumineuse devant nous, avec les voiles des vaisseaux sur la rivière, dont ils semblaient sortir, et nous arrivâmes au cimetière, auprès des tombes de mes parents, que je n’avais jamais connus :



FEU PHILIP PIRRIP

de cette paroisse

et aussi

GEORGIANA

épouse du ci-dessus.



On déposa tranquillement ma sœur dans la terre, pendant que les alouettes chantaient dans les airs, et qu’un vent léger faisait se jouer sur le sol les magnifiques ombres des nuages et des arbres.

Je ne parlerai pas de la conduite toute mondaine de Pumblechook devant la tombe. Je dirai seulement que toutes ses politesses m’étaient adressées, et que même, lorsqu’on lut ces nobles passages des Écritures qui rappellent à l’humanité qu’elle n’a rien apporté en ce monde, et qu’elle n’en peut rien emporter, et comment elle passe comme une ombre, je l’entendis grommeler je ne sais quoi sous forme de réserve mentale, d’un jeune monsieur de sa connaissance qui venait d’arriver à une immense fortune, d’une manière tout à fait inattendue. Quand nous rentrâmes il eut la hardiesse de me dire qu’il aurait souhaité que ma sœur pût connaître que je lui avais fait tant d’honneur et de me laisser entendre qu’elle eut considéré que sa mort ne payait pas trop un tel honneur. De retour à la maison, il but ce qui restait de sherry, et M. Hubble but le porto, et tous deux se mirent à causer de choses et d’autres, ce qui, je l’ai remarqué depuis, est l’habitude générale dans ces occasions, comme si les survivants étaient d’une tout autre race que le défunt et reconnus immortels. Enfin, Pumblechook partit avec M. et Mrs Hubble pour passer la soirée chez eux, j’en étais convaincu, et pour dire au Trois jolis Bateliers qu’il était le fondateur de ma fortune et mon premier bienfaiteur.

Quand ils furent tout partis, et quant Trabb et ses hommes, mais non son garçon, eurent serré l’appareil de leurs momeries dans des sacs, et qu’ils furent partis aussi, la maison me parut plus saine. Bientôt après, Biddy, Joe et moi, nous nous assîmes devant un dîner froid ; mais nous dînâmes dans le salon, et non dans la vieille cuisine, et Joe était si excessivement attentif à ce qu’il faisait avec son couteau, sa fourchette et la salière et tout le reste, qu’il y avait une grande gêne entre nous. Mais après dîner, quand je lui eus fait prendre sa pipe pour aller flâner avec lui dans la forge, et que nous nous fûmes assis ensemble sur le grand bloc de pierre dans la rue, tout alla mieux. J’avais remarqué qu’après l’enterrement Joe avait changé ses habits, de manière à établir un compromis entre ses vêtements du dimanche et ceux de tous les jours : il avait ainsi l’air plus naturel et paraissait réellement l’homme qu’il était.

Il fut enchanté de la prière que je lui fis de me faire coucher dans mon ancienne petite chambre, et moi je fus enchanté aussi, car je crus avoir fait quelque chose de grand en présentant cette requête. Quand les ombres de la nuit furent venues, je saisis une occasion d’entraîner Biddy dans le jardin, pour avoir avec elle une petite conversation.

« Biddy, dis-je, je pense que tu aurais bien pu m’écrire quelques mots sur ces tristes choses.

– Pensez-vous, monsieur Pip ? dit Biddy. J’aurais écrit, si j’y avais pensé.

– Ne crois pas que j’ai l’intention d’être dur, quand je dis que je crois que tu aurais dû y avoir pensé.

– Croyez-vous, monsieur Pip ? »

Elle était si calme et il y avait un air si gentil, si doux et si bon dans toute sa personne, que je ne pouvais supporter l’idée de la faire pleurer encore. Après avoir considéré un moment ses yeux baissés, pendant qu’elle marchait à côté de moi, je changeai donc de conversation.

« Je suppose qu’il te sera difficile de rester ici maintenant, chère Biddy.

– Oh ! je ne le puis, monsieur Pip, dit Biddy d’un ton de regret mais cependant de profonde conviction. J’ai parlé à Mrs Hubble, et je dois aller chez elle demain ; j’espère qu’ensemble nous pourrons avoir soin de M. Gargery jusqu’à ce qu’il ait pris ses arrangements.

– Comment vas-tu vivre, Biddy ? Si tu as besoin d’ar...

– Comment je vais vivre ? répéta Biddy avec une rougeur fugitive, je vais vous le dire, monsieur Pip. Je vais tâcher d’obtenir la place de maîtresse dans la nouvelle école qu’on finit de bâtir ici ; je puis me faire bien recommander par tous les voisins, et j’espère être à la fois appliquée et patiente, et m’instruire moi-même en instruisant les autres. Vous savez, monsieur Pip, continua Biddy avec un sourire, en levant les yeux sur moi, les nouvelles écoles ne sont pas comme les anciennes ; mais j’ai appris beaucoup, grâce à vous, depuis ce temps-là, et j’ai eu le temps de faire des progrès.

– Je pense que tu feras toujours des progrès, Biddy, dans n’importe quelle circonstance.

– Ah ! pourvu que ce ne soit pas du mauvais côté de la nature humaine ! » murmura Biddy.

C’était moins un reproche intentionnel à mon adresse, qu’une pensée involontairement échappée.

« Eh bien ! pensai-je, je vais aussi laisser de côté ce sujet-là. »

Je continuai à marcher à côté de Biddy, qui tenait toujours les yeux fixés à terre.

« Je ne connais pas les détails de la mort de ma sœur, Biddy.

– Il y a peu de chose à en dire. La pauvre créature ! Elle était dans un de ses accès, bien qu’ils fussent plutôt moindres que plus forts dans ces derniers temps. Il y a quatre jours, dans la soirée, elle sortit de son apathie ordinaire, juste au moment du thé, et dit très distinctement : « Joe ! » Comme elle n’avait pas dit un seul mot depuis longtemps, je courus chercher M. Gargery dans la forge. Elle me faisait signe qu’elle désirait le voir assis à côté d’elle, et voulait que je misse ses bras autour de son cou. C’est ce que je fis, et elle appuya sa main sur son épaule, toute contente et toute satisfaite, et bientôt après, elle dit encore une fois : « Joe », et puis une fois : « Pardon », et une fois : « Pip. » Et elle ne releva plus jamais sa tête, et ce fut juste une heure après que nous l’étendîmes sur son lit, parce que nous vîmes qu’elle était morte. »

Biddy pleura... Le sombre jardin, et la rue, et les étoiles qui se montraient, tout cela était trouble à mes yeux.

« On n’a jamais rien découvert, Biddy ?

– Rien.

– Sais-tu ce qu’Orlick est devenu ?

– À la couleur de ses habits, je dois penser qu’il travaille dans les carrières.

– Tu l’as donc revu ? Pourquoi regardes-tu maintenant cet arbre sombre dans la rue ?

– C’est là que j’ai vu Orlick le soir de la mort de votre sœur.

– Et tu l’as encore revu depuis, Biddy ?

– Oui, je l’ai vu là depuis que nous nous promenons ici. C’est inutile, ajouta Biddy en posant la main sur mon bras, comme j’allais m’élancer dehors. Vous savez que je ne voudrais pas vous tromper : il n’est pas resté une minute là, et il est parti. »

Cela raviva mon indignation de voir Biddy poursuivie par cet individu, et je me sentis outré contre lui. Je le dis à Biddy, et j’ajoutai que je donnerais n’importe quelle somme, et que je prendrais toutes les peines du monde pour le faire partir du pays. Par degrés, elle m’amena à des paroles plus calmes ; elle me dit combien Joe m’aimait, et qu’il ne s’était jamais plaint de rien : – elle n’ajouta pas de moi, il n’en était pas besoin ; je savais ce qu’elle voulait dire, – mais qu’il remplissait toujours les devoirs de son état ; qu’il avait le bras solide, la langue calme et bon cœur.

« En effet, il serait impossible de dire trop de bien de lui, dis-je ; Biddy, nous parlerons souvent de ces choses ; car, sans doute, je viendrai souvent ici ; maintenant, je ne vais pas laisser le pauvre Joe seul. »

Biddy ne répliqua pas un mot.

« Biddy, ne m’entends-tu pas ?

– Oui, monsieur Pip.

– Sans te demander pourquoi tu m’appelles monsieur Pip, ce qui me paraît être de mauvais goût, fais-moi savoir ce que tu veux dire ?

– Ce que je veux dire ? demanda Biddy timidement.

– Biddy, dis-je, en appuyant avec force, je t’en prie, dis-moi ce que tu veux dire par là ?

– Par là ? dit Biddy.

– Allons, ne répète pas comme un écho ; autrefois, tu ne répétais pas ainsi, Biddy.

– Autrefois ? dit Biddy ; oh ! monsieur Pip ! autrefois !... »

Je songeai que je ferais bien d’abandonner aussi ce sujet. Cependant, après un autre tour silencieux dans le jardin, je repris :

« Biddy, j’ai dit tout à l’heure que je reviendrais souvent voir Joe. Tu n’as rien répondu... Dis-moi pourquoi, Biddy ?

– Êtes-vous donc bien sûr que vous viendrez le voir souvent ? demanda Biddy, s’arrêtant dans l’étroite allée du jardin et me regardant à la clarté des étoiles d’un œil clair et pur.

– Oh ! mon Dieu, dis-je, comme désespérant de faire entendre raison à Biddy, voilà qui est vraiment un très mauvais côté de la nature humaine. N’en dis pas davantage, s’il te plaît, Biddy, cela me fait trop de peine. »

Par cette raison dominante, je tins Biddy à distance pendant le souper, et, quand je montai à mon ancienne petite chambre, je pris congé d’elle aussi froidement que le permettait le souvenir du cimetière et de l’enterrement. Toutes les fois que je me réveillais dans la nuit, et cela m’arriva tous les quarts d’heure, je pensais à la méchanceté, à l’injure, à l’injustice que Biddy m’avait faites.

Je devais partir de grand matin. De grand matin, je fus debout, et regardant, sans être vu, par la fenêtre de la forge, je restai là pendant plusieurs minutes, contemplant Joe, déjà au travail, et rayonnant de santé et de force.

« Adieu, cher Joe. Non, ne l’essuyez pas, pour l’amour de Dieu ! Donnez-moi votre main noircie ; je reviendrai bientôt et souvent.

– Jamais trop tôt, monsieur, et jamais trop souvent, Pip. » dit Joe.

Biddy m’attendait à la porte de la cuisine avec une tasse de lait encore chaud et du pain grillé.

« Biddy, dis-je en lui tendant la main avant de partir, je ne suis pas fâché, mais je suis blessé.

– Non, ne soyez pas blessé, dit-elle avec émotion ; que je sois seule blessée, si j’ai manqué de générosité. »

Et de nouveau comme autrefois, le brouillard se levait devant mon chemin. Voulait-il me dire, comme je suis tenté de le croire, que je ne reviendrais pas, et que Biddy avait raison ? S’il voulait le dire, hélas ! il avait deviné juste.





VII



Herbert et moi, nous allions de mal en pis, dans le sens de l’accroissement de nos dettes. Tout en regardant dans nos affaires et laissant des marges, nous vivions comme devant, et le temps s’écoulait, malgré cela, comme il a l’habitude de faire ; et j’atteignis ma majorité, accomplissant ainsi la prédiction d’Herbert, que j’en arriverais là avant de savoir le secret de ma destinée.

Herbert lui-même avait atteint sa majorité huit mois avant moi. Comme il n’avait rien d’autre que sa majorité à attendre, l’événement ne fit pas une grande sensation dans l’Hôtel Barnard. Mais nous avions envisagé le vingt et unième anniversaire de ma naissance avec une multitude de conjectures et d’espérances, pensant tous deux que mon tuteur ne pouvait éviter de me dire quelque chose de positif en cette occasion.

J’avais eu soin de bien faire savoir, dans la Petite-Bretagne, quand arriverait mon jour de naissance.