La
veille, je reçus un mot officiel de Wemmick, m’informant
que M. Jaggers serait bien aise que je prisse la peine de passer
chez lui à cinq heures, dans l’après-midi de cet
heureux jour. Ceci nous convainquit que quelque chose de décisif
allait arriver, et me jeta dans un trouble extraordinaire, au moment
où je me rendais à l’étude de mon tuteur,
avec une ponctualité modèle.
Dans la pièce d’entrée,
Wemmick m’offrit ses félicitations et se frotta
incidemment le nez avec un morceau de papier de soie qu’il
tenait plié et que je me plaisais à regarder ;
mais il ne me dit rien de plus, et me fit signe d’entrer dans
le cabinet de mon tuteur. On était en novembre, et mon tuteur
se tenait devant le feu, le dos appuyé contre la cheminée,
les mains sous les pans de son habit.
« Eh bien ! Pip, je dois vous
appeler monsieur Pip, aujourd’hui. Recevez mes félicitations,
monsieur Pip. »
Nous échangeâmes une poignée
de mains ; c’était un faible donneur de poignée
de mains, et je le remerciai.
« Asseyez-vous, monsieur Pip »,
dit mon tuteur.
Comme j’étais assis et qu’il
conservait son attitude et fronçait ses sourcils en regardant
ses bottes, je me sentis dans une position peu agréable, qui
me rappela le jour d’autrefois où j’avais été
mis sur la pierre d’un tombeau. Les deux bustes sinistres de la
console n’étaient pas loin de lui, et ils avaient l’air
de tenter un effort stupide et apoplectique pour se mêler à
la conversation.
« Maintenant, mon jeune ami, débuta
mon tuteur, comme si j’étais un témoin sur la
sellette, je vais avoir un mot ou deux de conversation avec vous.
– Tout ce qu’il vous plaira,
monsieur.
– À combien estimez-vous, dit
M. Jaggers en se penchant d’abord pour regarder à
terre, puis, rejetant sa tête en arrière pour regarder
au plafond ; à combien estimez-vous le montant de ce que
vous dépensez pour vivre ?
– Pour vivre, monsieur ?
– Oui, répéta M. Jaggers
en regardant toujours au plafond, le montant ? »
Et alors, en regardant tout autour de la chambre,
il porta le mouchoir qu’il tenait à la main près
de son nez.
J’avais si souvent regardé dans mes
affaires, que j’avais entièrement perdu toute idée
que j’avais pu avoir de ce qu’elles étaient
réellement. Je me reconnus donc avec chagrin tout à
fait incapable de répondre à cette question. Cette
réplique parut agréable à M. Jaggers, qui
dit :
« Je le pensais bien ! »
Et il se moucha d’un air satisfait.
« Maintenant que je vous ai fait une
question, mon ami, avez-vous quelque chose à me demander ?
– Ce serait sans doute un grand
soulagement pour moi, de vous faire plusieurs questions, monsieur ;
mais je me souviens de la défense que vous m’avez faite.
– Adressez-moi une question, dit
M. Jaggers.
– Dois-je connaître le nom de mon
bienfaiteur aujourd’hui ?
– Non ; demandez autre chose.
– Cette confidence doit-elle m’être
faite bientôt ?
– Mettez cela de côté pour
le moment, dit M. Jaggers, et demandez autre chose. »
Je cherchai en moi-même, mais il me parut
impossible d’éviter cette question :
« Ai...-je quelque chose à
recevoir, monsieur ? »
Là-dessus M. Jaggers s’écria
d’une voix triomphante :
« Je pensais bien que nous y
viendrions ! »
Et il appela Wemmick pour lui demander le morceau
de papier, Wemmick parut, le donna et disparut.
« Maintenant, monsieur Pip, dit
M. Jaggers, faites attention, s’il vous plaît ;
vous n’avez pas trop mal tiré sur nous, votre nom paraît
assez souvent sur le livre de caisse de Wemmick ; mais vous avez
des dettes, cela va sans dire ?
– Je crains bien qu’il ne faille
dire oui, monsieur.
– Vous savez qu’il faut dire oui,
n’est-ce pas ? dit M. Jaggers.
– Oui, monsieur.
– Je ne vous demande pas ce que vous
devez, parce que vous ne le savez pas, et que, si vous le saviez,
vous ne le diriez pas... Oui... oui... mon ami ! s’écria
M. Jaggers en agitant son index, en voyant que j’allais
protester, il est assez probable que, quand même vous le
voudriez, vous ne le pourriez pas. J’en sais plus long
là-dessus que vous. Maintenant, prenez ce morceau de papier.
Vous le tenez ?... Très bien !... Allons, dépliez-le
et dites-moi ce que c’est.
– C’est une banknote, dis-je, de
cinq cents livres.
– C’est une banknote de cinq
cents livres, et c’est une jolie somme d’argent !
Qu’en dites-vous ?
– Comment pourrais-je dire autrement !
– Ah ! mais, répondez à
ma question, dit M. Jaggers.
– Indubitablement.
– Vous trouvez que c’est
indubitablement une jolie somme. Eh bien ! cette jolie somme,
monsieur Pip, vous appartient ; c’est un présent
qu’on vous fait aujourd’hui ; c’est un
à-compte sur vos espérances, et c’est à
raison de cette belle somme par an, et pas d’une plus grande,
que vous devez vivre, jusqu’à ce que le donateur du tout
se présente. C’est-à-dire que vous arrangerez vos
affaires d’argent comme vous l’entendrez, et vous
recevrez de Wemmick cent vingt-cinq livres par trimestre, jusqu’à
ce que vous communiquiez directement avec la source principale, et
non plus avec celui qui n’est qu’un simple agent. Comme
je vous l’ai déjà dit, je ne suis qu’un
simple agent, j’exécute mes instructions et je suis payé
pour cela. Je les crois imprudentes, mais je ne suis pas payé
pour donner mon opinion sur leur mérite. »
Je commençais à exprimer ma
reconnaissance pour mon bienfaiteur inconnu, et pour la générosité
grande avec laquelle il me traitait, quand M. Jaggers m’arrêta.
« Je ne suis pas payé, dit-il
froidement, pour rapporter vos paroles à qui que ce soit. »
Puis il rassembla les pans de son habit, comme il
avait rassemblé les éléments de la conversation,
et se mit à regarder ses bottes, les sourcils froncés,
comme s’il les eût soupçonnées de mauvaises
intentions contre lui.
Après un silence, je lui dis :
« Il y avait tout à l’heure,
monsieur Jaggers, une question que vous avez désiré me
voir écarter un instant ; j’espère ne rien
faire de mal en la faisant de nouveau.
– Qu’est-ce que c’est ? »
dit-il.
J’aurais pu prévoir qu’il ne
m’aiderait jamais, mais j’étais aussi embarrassé
pour refaire cette question que si elle eût été
tout à fait neuve ; je dis en hésitant :
« Mais, mon patron... cette source
principale dont vous m’avez parlé, M. Jaggers...
doit-il bientôt... ? »
Ici j’eus la délicatesse de
m’arrêter.
« Doit-il bientôt ? quoi ?
dit M. Jaggers, ça n’est pas une question, çà,
vous le savez.
– ... Venir à Londres ?
dis-je, après avoir cherché une forme précise de
mots ; ou m’appellera-t-il autre part ?
– Pour ceci, répliqua Jaggers,
en fixant pour la première fois ses yeux profondément
enfoncés, il faut vous rappeler le soir où nous nous
sommes rencontrés dans votre village. Que vous ai-je dit
alors, Pip ?
– Vous m’avez dit, monsieur
Jaggers, qu’il pourrait se passer des années avant que
cette personne se fît connaître.
– C’est cela même, dit
M. Jaggers ; eh bien, voilà ma réponse... »
Comme nous nous regardions tous les deux, je
sentis mon cœur battre plus fort par le désir ardent de
tirer quelque chose de lui, et en sentant qu’il battait plus
fort et que mon tuteur s’en apercevait, je sentais aussi que
j’avais moins de chance de tirer quelque chose de lui.
« Pensez-vous que cela dure encore des
années, monsieur Jaggers ? »
M. Jaggers secoua la tête, non pour
répondre négativement à ma question, mais pour
indiquer qu’il ne pouvait répondre n’importe
comment, et les deux horribles bustes, aux visages grimaçants,
semblaient, lorsque mes yeux se portaient sur eux, être sous le
coup d’un pénible effort, en voyant leur attention
suspendue comme s’ils allaient éternuer.
« Allons, dit M. Jaggers en
réchauffant le gras de ses jambes avec le dos de ses mains, je
vais être précis avec vous, mon ami Pip. C’est une
question qu’il ne faut pas faire ; vous le comprendrez
mieux quand je vous dirai que cela pourrait me compromettre. Allons,
je vais aller un peu plus avant avec vous, je vous dirai même
quelque chose de plus. »
Il se pencha tellement, pour froncer les sourcils,
du côté de ses bottes, qu’il pouvait se frotter le
gras des jambes dans la pose qu’il avait prise.
« Quand cette personne se fera
connaître, dit M. Jaggers en se redressant, vous et elle
règlerez vos affaires ensemble ; quand cette personne se
fera connaître, mon rôle dans cette affaire cessera ;
quand cette personne se fera connaître, il ne sera pas
nécessaire que j’en sache davantage. Voilà tout
ce que j’ai à dire. »
Nous nous regardâmes l’un l’autre ;
puis je détournai les yeux, et les portai sur le plancher, en
réfléchissant. De ces dernières paroles, je
tirai la conclusion que miss Havisham, avec ou sans raison, ne
l’avait pas mis dans sa confidence au sujet de ses projets sur
Estelle ; qu’il en éprouvait quelque ressentiment
et même de la jalousie, ou que réellement il s’opposait
à ces projets, et ne voulait pas s’en occuper. Quand je
relevai les yeux, je vis qu’il n’avait cessé tout
le temps de me regarder malicieusement, et qu’il le faisait
encore.
« Si c’est là tout ce que
vous avez à me dire, monsieur, remarquai-je, il ne me reste
plus rien à ajouter. »
Il fit un signe d’assentiment, tira sa
montre tant redoutée des voleurs, et me demanda où
j’allais dîner. Je lui répondis :
« Chez moi avec Herbert. »
Et, comme conséquence naturelle, je lui
demandai s’il voudrait bien nous honorer de sa compagnie. Il
accepta aussitôt l’invitation, mais il insista pour
partir sur-le-champ avec moi, afin que je ne fisse pas d’extra
pour lui. Il avait d’abord une ou deux lettres à écrire
et, bien entendu, ses mains à laver.
« Alors, dis-je, je vais aller dans le
cabinet à côté, causer avec Wemmick. »
Le fait est que, lorsque les cinq cents livres
étaient tombées dans ma poche, une pensée
m’était venue à l’esprit ; elle s’y
était déjà présentée souvent, et
il me semblait que Wemmick était une excellente personne à
consulter sur une pensée de cette sorte.
Il avait déjà fermé sa
caisse, et faisait ses préparatifs de départ. Il avait
quitté son pupitre, sorti les deux chandeliers de son bureau
graisseux, les avait placés en ligne avec les mouchettes sur
une tablette près de la porte, tout près d’être
éteints ; il avait éparpillé son feu,
apprêté son chapeau et son pardessus, et se frappait la
poitrine avec sa clef, comme si c’était un bon exercice
après les affaires.
« Monsieur Wemmick, dis-je, j’ai
besoin de votre opinion.
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