Quand la pluie s’en mêla et vint fouetter contre les fenêtres, je pensai, en levant les yeux et en les voyant remuer, que j’aurais pu facilement me figurer être dans un phare battu par l’orage. Par moments, la fumée retombait dans la cheminée, comme si elle ne pouvait se décider à sortir par un temps pareil, et quand j’ouvris les portes pour regarder dans l’escalier, je vis que les lampes étaient éteintes, et quand je reformais un abat-jour de mes mains pour regarder à travers les fenêtres noires (il était impossible de les ouvrir si peu que ce fût), je vis que les lampes de la cour l’étaient également, et les réverbères, sur les ponts et sur les quais, vacillaient, et les feux de charbon dans les bateaux, sur la rivière, étaient emportés par le vent, comme des éclats de fer rouge dans la pluie.

Je lisais, ayant ma montre posée devant moi sur la table, et m’étais proposé de fermer mon livre à onze heures, comme d’habitude. J’entendis Saint-Paul et toutes les églises de la Cité, les unes avant, les unes en même temps, les autres après, sonner cette heure. Le son luttait contre le vent, qui l’entrecoupait, et j’écoutais cette lutte, quand soudain j’entendis des pas dans l’escalier.

Je ne sais quel mouvement d’inexplicable folie me fit tressaillir, et trouver un affreux rapport entre ces pas et celui de ma sœur morte... mais, peu importe : cela se passa aussitôt. J’écoutai de nouveau, et j’entendis le bruit des pas qui se rapprochait. Me souvenant alors que les lampes de l’escalier étaient éteintes, je pris la mienne et sortis sur le carré. Celui qui montait s’était arrêté en voyant ma lampe, car tout était tranquille.

« Il y a quelqu’un en bas, n’est-ce pas ? criai-je en cherchant à voir.

– Oui, répondit une voix sortant de l’obscurité.

– À quel étage allez-vous ?

– Au dernier, chez M. Pip.

– C’est mon nom... Vous ne m’apportez pas de mauvaises nouvelles ?

– Non, aucune mauvaise nouvelle », répondit la voix.

Et l’homme continua à monter.

Je me tenais sur l’escalier avec ma lampe au dehors de la rampe, et il passa bientôt sous sa lumière. C’était une lampe à abat-jour, faite pour n’éclairer que le livre, et son cercle de lumière était très restreint, de sorte que l’homme qui montait l’escalier ne fit qu’y apparaître un moment et rentrer aussitôt dans l’obscurité. Mais ce moment m’avait suffi pour voir un visage qui m’était étranger, et qui me regardait d’un air satisfait et heureux de me voir.

Changeant la lampe de place à mesure que l’homme avançait, je vis qu’il était chaudement, mais grossièrement vêtu, comme quelqu’un qui a l’habitude de voyager sur mer ; qu’il avait de long cheveux gris, qu’il pouvait avoir environ soixante ans, que c’était un homme robuste et solide sur ses jambes, et qu’il était bruni et endurci par les injures du temps. Lorsqu’il arriva à l’avant-dernière marche, et que la lumière de ma lampe nous éclaira tous les deux, je vis avec une sorte d’étonnement stupide qu’il me tendait ses deux mains.

« Que voulez-vous, je vous prie ? lui demandai-je.

– Ce que je veux, reprit-il. Ah ! oui... je vais vous le dire, si vous le permettez.

– Voulez-vous entrer ?...

– Oui, répondit-il ; je désire entrer, monsieur. »

Je lui avais fait cette question d’une façon peu hospitalière, car j’étais encore sous l’impression de la joie et de la satisfaction qui brillaient sur son visage lorsqu’il m’avait reconnu, et je m’imaginais que cela semblait impliquer qu’il s’attendait à m’y voir répondre. Je le conduisis dans la chambre que je venais de quitter, et, ayant posé la lampe sur la table, je lui demandai le plus poliment possible de vouloir bien s’expliquer.

Il regarda autour de lui d’un air vraiment étrange, d’un air de plaisir extrême, comme s’il avait quelque raison de s’intéresser aux choses qu’il admirait ; puis il ôta son chapeau et un pardessus d’étoffe grossière. Alors, je vis que sa tête était chauve et ridée, et que ses longs cheveux gris poussaient seulement sur les côtés ; mais je ne voyais rien qui me l’expliquât le moins du monde, au contraire. Un moment après, je le vis qui me tendait encore une fois ses deux mains.

« Que voulez-vous dire ? » demandai-je, supposant que c’était un fou.

Il cessa un instant de me regarder, et passa lentement sa main droite sur sa tête.

« C’est un grand désappointement pour un homme, dit-il d’une voix rude et cassée, qui a désiré si longtemps ce moment et qui est venu de si loin... Mais il ne faut pas vous blâmer pour cela, ni blâmer personne de nous. Je vais parler dans une demi-minute... Donnez-moi une demi-minute, s’il vous plaît. »

Il s’assit dans une chaise placée devant le feu, et se couvrit le front de sa large main calleuse. Je le regardais avec attention, et je me reculais un peu pour le voir à distance ; mais je ne le reconnaissais pas.

« Il n’y a personne ici, n’est-ce pas ? dit-il en regardant par-dessus son épaule, n’est-ce pas ?

– Pourquoi, vous qui m’êtes étranger et qui entrez pour la première fois chez moi, à pareille heure, pourquoi me faites-vous cette question ? lui dis-je.

– Vous êtes un malin, répondit-il en secouant la tête avec un ton d’affection que je ne pouvais comprendre et qui m’exaspérait. Je suis bien aise que vous soyez devenu malin ! Mais n’essayez pas de me tromper, vous seriez fâché de l’avoir fait ! »

J’abandonnai l’intention qu’il avait devinée, car je venais à ce moment de le reconnaître ! Je ne pouvais me rappeler aucun de ses traits, et pourtant je le reconnaissais ! Car si le vent et la pluie avaient chassé les années qui s’étaient écoulées depuis et dispersé tous les objets qui nous entouraient lors de notre rencontre, pour nous ramener au cimetière où nous nous étions rencontrés, dans des situations bien différentes, je n’aurais pas pu reconnaître mon forçat plus distinctement que je le reconnaissais, en le voyant assis dans le fauteuil près du feu. Il n’était pas nécessaire qu’il tirât une lime de sa poche et qu’il me la montrât... qu’il ôtât le mouchoir de son cou pour le rouler autour de sa tête... il n’était pas nécessaire qu’il se serrât avec ses deux bras et qu’il fît en frissonnant le tour de la chambre, en se retournant vers moi pour tâcher de se faire reconnaître... Je l’avais reconnu avant qu’il ne m’aidât par aucun de ces signes, bien qu’un instant auparavant je n’eusse pas le moindre soupçon sur son identité.

Il revint à l’endroit où je me trouvais, et il me tendit encore ses deux mains. Ne sachant que faire, car dans mon étonnement j’avais perdu mon sang-froid, je lui abandonnai mes mains avec répugnance. Il les serra cordialement, les porta à ses lèvres, les baisa et les retint encore.

« Vous avez noblement agi, mon cher ami, dit-il ; brave Pip !... Et je ne l’ai jamais oublié ! »

Il fit un mouvement comme s’il allait m’embrasser, mais je posai une main sur sa poitrine et je le repoussai.

« Arrêtez ! dis-je, modérez-vous ! Si vous êtes reconnaissant de ce que j’ai fait pour vous quand je n’étais qu’un enfant, j’espère que, pour me montrer votre reconnaissance, vous avez modifié votre genre de vie. Si vous êtes venu ici pour me remercier, cela n’était pas nécessaire. Cependant vous m’avez découvert, il doit y avoir quelque chose de bon dans le sentiment qui vous a conduit ici, et je ne vous repousserai pas, mais assurément vous devez comprendre que je... »

Mon attention était tellement éveillée par la singularité de ses regards fixés sur moi, que les mots moururent sur mes lèvres.

« Vous disiez, fit-il observer quand nous nous fûmes toisés en silence, qu’assurément je dois comprendre...