Cela ne me
laissait d’autre ressource que de regretter de m’être
laissé emporter par une ardeur qui... et surtout de répudier
comme insoutenable l’idée qu’on pouvait me trouver
quelque part. Drummle et moi, nous restâmes à nous
regarder l’un l’autre, sans rien dire pendant l’heure
que dura la contestation dans laquelle le Bocage était engagé.
Finalement, on déclara que la motion tendant à la
reprise du bon accord était votée à une immense
majorité.
J’en parle ici légèrement,
mais ce ne fut pas une petite affaire pour moi, car je ne puis
exprimer exactement quelle peine je ressentis en pensant qu’Estelle
montrât la moindre faveur à un individu si méprisable,
si lourd, si maladroit, si stupide et si inférieur. À
l’heure qu’il est, je crois pouvoir attribuer à
quelque pur sentiment de générosité et de
désintéressement, qui se mêlait à mon
amour pour elle, d’avoir pu endurer l’idée qu’elle
s’appuyait sur cet animal. Sans doute, j’aurais souffert
de n’importe quelle préférence, mais un objet
plus digne m’aurait causé une autre espèce de
tristesse et un degré de chagrin différent.
Il me fut facile de découvrir, et je
découvris bientôt que Drummle avait commencé ses
assiduités auprès d’elle, et qu’elle lui
avait permis d’agir ainsi. Pendant un certain temps, il fut
toujours à sa poursuite, et lui et moi, nous nous rencontrions
chaque jour, et il s’obstinait d’une façon
stupide, et Estelle le retenait, soit en l’encourageant, soit
en le décourageant, tantôt le flattant presque, tantôt
le méprisant ouvertement, quelquefois ayant l’air de le
connaître très bien, d’autres fois se souvenant à
peine qui il était.
L’araignée, comme l’appelait
M. Jaggers, était accoutumée à attendre, et
elle avait la patience de sa race. Ajoutez à cela qu’il
avait une confiance stupide dans son argent et dans la haute position
de sa famille qui, quelquefois, lui était d’un grand
secours, en lui tenant lieu de concentration et de but déterminé.
Ainsi l’araignée, tout en épiant de près
Estelle, épiait plusieurs insectes plus brillants, et souvent
elle se détortillait et tombait à propos sur une autre
proie.
À un certain bal, à Richmond, il y
avait alors des bals presque partout, où Estelle avait éclipsé
toutes les autres beautés, cet absurde Drummle s’attacha
tellement à elle, et avec tant de tolérance de sa part,
que je résolus d’en dire quelques mots à Estelle.
Je saisis la première occasion qui se présenta. Ce fut
pendant qu’elle attendait Mrs Brandley pour s’en aller.
Elle était assise seule au milieu des fleurs, prête à
partir. J’étais avec elle, car presque toujours je les
conduisais dans ces réunions, et je les ramenais jusque chez
elles.
« Êtes-vous fatiguée,
Estelle ?
– Assez, Pip.
– Vous devez l’être.
– Dites plutôt que je ne devrais
pas l’être, car j’ai à écrire ma
lettre pour Satis House avant de me coucher.
– Pour en revenir à votre
triomphe de ce soir, dis-je, c’est assurément un très
pauvre triomphe, Estelle.
– Que voulez-vous dire ?... Je ne
sais pas s’il y a eu quelque triomphe ce soir.
– Estelle, dis-je, jetez les yeux sur
cet individu qui nous regarde dans le coin là-bas.
– Pourquoi le regarderais-je ?
répondit Estelle en fixant les yeux sur moi au lieu de le
regarder. Qu’y a-t-il dans cet individu du coin là-bas,
pour me servir de vos paroles, que j’aie besoin de voir ?
– En effet, c’est justement la
question que je voulais vous faire, car il a voltigé autour de
vous pendant toute la soirée.
– Les papillons de nuit et toutes
sortes de vilaines bêtes, répondit Estelle en jetant un
regard de son côté, voltigent autour d’une
chandelle allumée : la chandelle peut-elle l’empêcher ?
– Non, dis-je ; mais Estelle ne
peut-elle l’empêcher, elle ?...
– Eh bien, dit-elle en riant, après
un moment, peut-être... oui... comme vous voudrez...
– Mais, Estelle, laissez-moi parler.
Cela me rend malheureux de vous voir encourager un homme aussi
généralement méprisé que Drummle... Vous
savez qu’il est méprisé ?
– Eh bien ? dit-elle.
– Vous savez qu’il est commun au
dedans comme au dehors ; que c’est un individu d’un
mauvais caractère, bas et stupide.
– Eh bien ? dit-elle.
– Vous savez qu’il n’a
d’autre recommandation que son argent et une ridicule lignée
d’ancêtres insignifiants, n’est-ce pas ?
– Eh bien ? » dit-elle
encore.
Et chaque fois qu’elle disait ce mot, elle
ouvrait ses jolis yeux plus grands.
Afin de vaincre la difficulté et de me
débarrasser de ce monosyllabe, je m’en emparai et dis
avec chaleur :
« Eh bien ! cela me rend
malheureux. »
En ce moment, si j’avais pu croire qu’elle
favorisât Drummle avec l’idée de me rendre
malheureux, moi, j’aurais eu le cœur moins navré ;
mais, selon sa manière habituelle, elle me mit si entièrement
hors de la question, que je ne pouvais rien croire de la sorte.
« Pip, dit Estelle en promenant ses
yeux autour de la chambre, ne vous effrayez pas de cet effet sur
vous, cela peut avoir le même effet sur d’autres, et
peut-être faut-il que ce soit ainsi, cela ne vaut pas la peine
de discuter.
– Oui, dis-je, parce que je ne peux pas
supporter qu’on dise : Elle répand ses grâces
et ses charmes sur un rustre, le plus vil de tous.
– Je puis bien le supporter, moi, dit
Estelle.
– Oh ! ne soyez pas si fière,
Estelle et si inflexible.
– Il m’appelle fière et
inflexible, dit Estelle en ouvrant ses mains, et il me reproche de
m’abaisser pour un rustre !
– Sans doute vous le faites !
dis-je un peu vivement ; car je vous ai vue lui adresser des
regards et des sourires, ce soir même, comme jamais vous ne
m’en adressez à moi.
– Voulez-vous donc, dit Estelle, en se
tournant tout à coup avec un regard fixe et sérieux,
sinon fâché, que je vous trompe et que je vous tende des
pièges !
– Le trompez-vous et lui tendez-vous
des pièges, Estelle ?
– Oui, à lui et à
beaucoup d’autres, à tous, excepté à vous.
Voici Mrs Brandley, je n’en dirai pas davantage... »
.....................................................................
Et maintenant que j’ai rempli ce chapitre du
sujet qui remplissait aussi mon cœur et le fait souffrir
encore, je passe à l’événement qui me
menaçait depuis longtemps, événement qui avait
commencé à se préparer avant que je susse qu’il
y avait une Estelle au monde, et dans les jours où son
intelligence de baby commençait à être faussée
par les principes destructifs de miss Havisham.
Dans le conte oriental,
la lourde dalle qui doit un jour tomber sur le trône dans
l’enivrement de la victoire, est lentement extraite de la
carrière ; le souterrain que doit traverser la corde pour
amener ce gros bloc à sa place est lentement creusé à
travers plusieurs lieues de roc ; la pierre est lentement
soulevée et fixée à la voûte ; la
corde y est passée et tirée lentement à travers
la voie creusée jusqu’au grand anneau de fer. Tout est
prêt après des peines infinies, et, l’heure
arrivée, le sultan est éveillé dans le silence
de la nuit, et la hache aiguisée qui doit séparer la
corde du grand anneau de fer est dans sa main, il en frappe un coup,
la corde est coupée, s’en va au loin, et la voûte
tombe. De même pour moi : tout ce qui de près ou de
loin devait concourir au dénouement inévitable, avait
été accompli. En un instant le coup fut frappé,
et le faîte de mes belles illusions s’écroula sur
moi !
X
J’avais vingt-trois ans, et pas un seul mot
n’était venu m’éclairer sur mes espérances,
et mon vingt-troisième anniversaire était passé
depuis une semaine. Il y avait plus d’un an que nous avions
quitté l’Hôtel Barnard. Nous habitions dans le
quartier du Temple, nos chambres donnaient sur la rivière.
M. Pocket et moi nous avions depuis quelque
temps cessé nos relations primitives, bien que nous
continuassions à être dans les meilleurs termes. Malgré
mon inhabileté à m’occuper de quelque chose,
inhabileté qui venait, je l’espère, de la manière
incomplète et irrégulière avec laquelle je
disposais de mes ressources, j’avais du goût pour la
lecture, et je lisais régulièrement un certain nombre
d’heures par jour. L’affaire d’Herbert allait de
mieux en mieux, et tout continuait à marcher pour moi, comme
je l’ai dit à la fin du dernier chapitre.
Les affaires d’Herbert l’avaient
envoyé à Marseille. J’étais seul, et je me
trouvais tout triste d’être seul. Découragé
et inquiet, espérant depuis longtemps que le lendemain ou la
semaine suivante éclairerait ma route, et depuis longtemps
toujours désappointé, je ressentais avec tristesse
l’absence du joyeux visage et de la réplique toujours
prête de mon ami.
Il faisait un temps affreux, orageux et humide, et
la boue, la boue, l’affreuse boue était épaisse
dans toutes les rues. Depuis plusieurs jours, un immense voile de
plomb s’était appesanti sur Londres, venant de l’Est,
et il s’étendait sans cesse, comme si dans l’Est
il y avait une éternité de nuages et de vents. Si
furieuses avaient été les bouffées de la
tempête, que les hautes constructions de la ville avaient eu le
plomb arraché de leurs toitures. Dans la campagne, des arbres
avaient été déracinés et des ailes de
moulin emportées. De tristes nouvelles arrivaient de la côte,
on annonçait des naufrages et des morts. De violentes pluies
avaient accompagné ces rafales de vent. Le jour qui finissait,
au moment où je m’asseyais pour lire, avait été
le plus terrible de tous.
Des changements ont été faits dans
cette partie du Temple depuis cette époque, et il ne présente
pas aujourd’hui l’aspect isolé qu’il avait
alors, il n’est pas non plus aussi exposé à la
rivière. Nous demeurions au dernier étage, et le vent,
en remontant la rivière, faisait trembler notre maison cette
nuit-là, comme des décharges de canon ou les brisants
de la mer.
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