J’ai travaillé ferme, afin que vous n’eussiez pas besoin de travailler... Je ne vous dis pas cela pour que vous m’ayez de l’obligation... Non, pas le moins du monde... Je le dis pour que vous sachiez que ce chien méprisable et pourchassé qui vous doit la vie s’est élevé au point de pouvoir faire un gentleman. Oui, un gentleman, car vous l’êtes, mon cher Pip !... »

L’horreur que j’éprouvais pour cet homme, la terreur que j’éprouvais à sa vue, la répugnance avec laquelle je m’éloignais de lui n’auraient pas été plus grandes, si c’eût été une bête féroce.

« Voyez, Pip, je suis votre second père... vous êtes mon fils... plus qu’un fils pour moi !... Je n’ai mis de l’argent de côté que pour que vous le dépensiez... Quand je gardais les moutons dans une hutte solitaire, ne voyant d’autres visages que des visages de moutons, si bien que j’oubliais comment étaient faits les visages d’hommes ou de femmes ; je voyais le vôtre... Souvent je laissais tomber mon couteau en mangeant dans ma hutte, et je disais : « Voilà encore le garçon qui me regarde pendant que je bois et mange. » Je vous ai souvent vu là, aussi clairement que je vous ai vu jadis dans les marais brumeux. « Que Dieu me fasse mourir ! » disais-je chaque fois ; et je sortais en plein air pour le dire à ciel ouvert, « si je ne fais pas un gentleman de ce garçon, le jour où j’aurai ma liberté et de l’argent ! » Voyez, l’appartement que vous habitez n’est-il pas meublé comme pour un lord ? Ah ! les lords !... Vous pouvez parier de l’argent avec eux car vous en avez plus qu’eux ! »

Dans sa chaleur et son triomphe, malgré qu’il sût que je m’étais presque trouvé mal, il ne remarqua pas quel accueil je faisais à ses discours. C’était la seule consolation que j’eusse.

« Voyez, continua-t-il en prenant ma montre dans ma poche, et examinant une des bagues que j’avais aux doigts, pendant que je fuyais son contact comme s’il eût été un serpent ; une montre en or, et une belle encore ! Voilà qui est d’un gentleman, j’espère ! Un diamant entouré de rubis ; voilà qui est d’un gentleman, j’espère !... Voyez quel linge beau et fin !... Quels habits !... Il n’y a pas mieux !... Et des livres aussi, dit-il en promenant ses yeux autour de la chambre, par centaines sur des rayons !... Et vous les lisez, n’est-ce pas ? J’ai vu que vous aviez lu quand je suis entré, ha !... ha !... ha !... Vous me les lirez, cher ami, vous me les lirez ! Et s’ils sont écrits en langue étrangère que je ne comprenne pas, j’en serai tout aussi fier que si je les comprenais. »

Il prit encore une fois mes mains et les porta à ses lèvres pendant que mon sang se glaçait dans mes veines.

Est-ce que cela vous gêne que je parle, Pip ? dit-il après avoir passé encore une fois sa manche sur ses yeux et sur son front pendant qu’il se faisait dans sa gorge ce bruit d’horloge dont je me souvenais si bien. Et il me paraissait encore plus horrible dans cet état de surexcitation. Vous ne pouvez mieux faire que de vous tenir tranquille, mon cher ami, vous n’avez pas souhaité ce moment, comme moi je l’ai souhaité, vous n’y étiez pas préparé comme j’y étais. Mais n’avez-vous jamais pensé que ce pouvait être moi ?

– Oh ! non ! non ! répondis-je. Jamais !... jamais !...

– Eh bien ! vous le voyez, c’est moi et moi seul qui ai tout fait ; personne ne s’en est mêlé que moi et M. Jaggers.

– Personne autre ? demandai-je.

– Non, dit-il d’un air surpris, qui donc cela serait-il ? Eh ! mon cher enfant, comme vous avez bon air ! Il y a de beaux yeux quelque part... Eh ! n’est-ce pas qu’il y a quelque part de beaux yeux auxquels vous aimez à penser ? »

Ô Estelle !... Estelle !...

« Ils seront à vous, mon cher enfant, si l’argent peut vous les procurer. Non qu’un gentleman comme vous, posé comme vous, ne puisse les obtenir par lui-même, mais l’argent vous aidera ! Il faut que je finisse ce que j’étais en train de vous dire, cher garçon. Dans cette hutte et par mon travail, j’eus de l’argent que mon maître me laissa (il avait été comme moi, et il mourut) ; j’eus ma liberté et je travaillai pour mon compte. Tout ce que je tentai, je le tentai pour vous... Que Dieu me détruise si ce que je tentais n’était pas pour vous ! Tout réussit merveilleusement. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je suis renommé pour cela.