C’est l’argent qu’on m’avait laissé et les gains de la première année que j’envoyais à M. Jaggers, le tout pour vous, quand, d’après les instructions contenues dans ma lettre, il est allé vous chercher. »

Oh ! mieux eût valu qu’il ne fût jamais venu ! qu’il m’eût laissé à la forge. J’étais loin d’être content, et pourtant, comparativement, j’étais heureux !

« Et alors, mon cher ami, ce fut une récompense pour moi de savoir en secret que je faisais un gentleman. Les maudits chevaux des colons pouvaient lancer la poussière sur moi pendant que je marchais. Que me disais-je ? Je me disais : « Je fais un gentleman meilleur que vous ne le serez jamais ! » Quand l’un d’eux disait à un autre : « C’était un forçat il y a quelques années, et c’est aujourd’hui un individu aussi grossier et ignorant qu’il est heureux. » Que disais-je ? Je me disais : « Si je ne suis pas un gentleman, et si je n’ai pas d’instruction, je possède quelqu’un qui l’est et qui en a. Vous tous, vous possédez des troupeaux et de la terre. Qui de vous possède un gentleman élevé à Londres ?... » Voilà comme je me suis soutenu, et voilà comme je me suis mis dans l’idée que je viendrais certainement un jour voir mon cher enfant, et me faire connaître à lui, devant son propre foyer. »

Il appuya ses mains sur mon épaule... Je tremblais à la pensée que peut-être sa main était tachée de sang.

« Cela n’était pas chose facile pour moi, Pip, de quitter ces pays là-bas, et cela n’était pas sûr non plus, mais je tins bon ; et plus c’était difficile, plus je tins bon, car j’étais résolu, et je l’avais dans l’esprit. Enfin j’ai réussi, mon cher enfant, j’ai réussi ! »

J’essayai de mettre de l’ordre dans mes idées, mais j’étais comme foudroyé. Pendant toute cette scène j’avais cru entendre plutôt le vent et la pluie que mon interlocuteur ; maintenant encore je ne pouvais séparer sa voix de leurs voix, quoique celles-ci se fissent entendre et que la sienne gardât le silence.

« Où allez-vous me mettre ? demanda-t-il bientôt ; il faut me mettre quelque part, mon cher garçon.

– Pour dormir ? dis-je.

– Oui, pour dormir longtemps et profondément, répondit-il, car j’ai été trempé et secoué par la mer depuis des mois.

– Mon ami et mon camarade, dis-je, est absent, vous prendrez sa place.

– Il ne va pas revenir demain, n’est-ce pas ?

– Non, dis-je en répondant machinalement malgré les efforts extrêmes que je faisais, non, pas demain.

– Parce que, voyez-vous, mon cher enfant, dit-il en baissant la voix et posant un long doigt sur ma poitrine pour mieux m’impressionner, il faut de la prudence...

– Comment dites-vous ?... de la prudence ?...

– Par Dieu ! c’est la mort !

– Comment, la mort ?

– J’ai été envoyé là-bas pour la vie, c’est la mort quand on en revient ; il en est revenu beaucoup depuis quelques années, et je serais certainement pendu si j’étais pris. »

Cela suffisait... le malheureux homme, après m’avoir chargé de ses chaînes d’or et d’argent pendant des années, avait risqué sa vie pour me venir voir, et je le tenais maintenant dans mes mains ! Si je l’eusse aimé au lieu de le haïr, si j’eusse été attiré à lui par la plus forte admiration et par une affection sans bornes, au lieu de me reculer de lui avec répugnance, cela n’eût pas été si malheureux, son salut eût été la tendre et naturelle préoccupation de mon cœur.

Mon premier soin fut de fermer les volets, de façon à ce que l’on ne vît pas la lumière du dehors, et ensuite de fermer et de verrouiller la porte. Pendant que j’étais occupé de cette manière, il s’était remis à table, buvait du rhum et mangeait des biscuits. En le voyant ainsi, il me semblait voir mon forçat des marais prendre son repas ; il me semblait presque que tout à l’heure il allait se baisser pour limer sa chaîne...

Après avoir été dans la chambre d’Herbert fermer toute communication entre elle et l’escalier qui séparait la chambre où nous avions eu cette conversation, je lui demandai s’il voulait se coucher. Il me répondit que oui, et me pria de lui donner un peu de mon linge de gentleman pour mettre le lendemain matin. Je lui en apportai et le lui préparai, et mon sang se glaça encore une fois dans mes veines, quand il me prit les deux mains pour me dire :

« Bonsoir. »

Je le quittai sans savoir comment. Je refis du feu dans la pièce où nous avions causé, et je m’assis auprès, craignant de me remettre au lit. Pendant une heure encore, je restai trop étonné pour pouvoir penser, et ce ne fut que lorsque je commençai à penser, que je sentis combien j’étais malheureux, et jusqu’à quel point le vaisseau sur lequel j’avais navigué était en pièces.

Les intentions de miss Havisham à mon égard étaient un simple rêve. Estelle ne m’était pas destinée ; on ne me souffrait à Satis House que comme une utilité, et pour servir d’aiguillon pour les parents avides ; comme une espèce de mannequin, au cœur mécanique, sur lequel on s’exerçait quand on n’avait pas d’autre sujet sous la main. Ce furent là mes premières souffrances. Mais la douleur la plus aiguë et la plus profonde de toutes, c’était que ce forçat, coupable d’un crime que j’ignorais, était exposé à être arrêté dans cette même chambre où je me trouvais plongé dans mes réflexions, et pendu à la porte d’Old Bailey, et que j’avais abandonné Joe.

Je ne serais pas retourné alors auprès de Joe, je ne serais pas retourné alors auprès de Biddy pour aucune considération que ce fût, simplement je suppose, parce que le sentiment de mon indigne conduite envers eux était plus fort que toute autre considération. Aucune sagesse sur terre n’aurait pu me donner le contentement que j’aurais trouvé dans leur simplicité et leur constante amitié. Mais jamais... jamais... jamais je ne pourrais revenir sur ce qui était fait.

Dans chaque rafale de vent et à chaque redoublement de pluie, j’entendais les agents de police. Deux fois, j’aurais juré qu’on frappait et que l’on parlait bas à la porte. Sous l’impression de ces craintes, je commençai à m’imaginer et à me rappeler que j’avais eu de mystérieux avis sur l’arrivée de cet homme. Que, pendant des semaines, j’avais rencontré dans les rues des visages que je pensais ressembler au sien. Que ces ressemblances étaient devenues de plus en plus nombreuses à mesure que son voyage sur mer approchait de son terme. Que son mauvais esprit avait envoyé ces messagers au mien, et que maintenant par cette nuit orageuse, il était aussi bon qu’il le disait, et avec moi.

Avec cette foule de réflexions, vint celle qu’avec mes yeux d’enfant, j’avais vu en lui un homme d’une violence désespérée ; que j’avais entendu l’autre forçat dire, à plusieurs reprises, qu’il avait essayé de l’assassiner ; que je l’avais vu dans le fossé le battre et le déchirer comme un bête féroce. Rempli de ces souvenirs, tout me faisait peur, jusqu’au mouvement de la flamme, et tout me semblait dire que je n’étais pas en sûreté, enfermé là avec le déporté dans le silence de cette nuit furieuse et solitaire. Je sentis comme une terreur palpable, qui se dilata jusqu’à remplir la chambre, et me poussa à prendre la chandelle pour aller voir mon terrible fardeau.

Il avait roulé un mouchoir autour de sa tête, et son visage paraissait abattu dans son sommeil ; mais il dormait tranquillement, bien qu’il eût un pistolet posé sur son oreiller. Assuré de son sommeil, je retirai doucement la clef, pour la mettre en dehors, et je lui donnai un tour avant de me rasseoir auprès du feu.