En laissant même de côté l’immense
consolation que je devais éprouver en le partageant avec lui,
cela me paraissait tout simple. Mais cela ne paraissait pas simple à
M. Provis (j’avais résolu de lui donner ce nom) et
il ne voulut consentir à ce que j’avertisse Herbert
qu’après l’avoir vu et avoir jugé
favorablement de sa physionomie.
« Et encore, alors, mon cher enfant,
dit-il en tirant de sa poche une graisseuse petite Bible noire à
fermoir, nous lui ferons prêter serment. »
Déclarer que mon terrible protecteur
portait ce petit livre noir partout avec lui dans le seul but de
faire jurer les gens dans les circonstances importantes, ce serait
déclarer ce dont je n’ai jamais été
parfaitement sûr ; mais ce que je puis dire, c’est
que je ne l’en ai jamais vu en faire un autre usage. Le livre
lui-même semblait avoir été dérobé
à quelque cour de justice, et peut-être la connaissance
de cette origine, combinée avec la propre expérience de
Provis en cette matière, le faisait-il compter sur le pouvoir
de sa Bible, comme sur une sorte de charme ou de sortilège
légal. En le voyant tirer ce livre de sa poche, je me souvins
comment il m’avait fait jurer fidélité dans le
cimetière, il y avait longtemps, et comment il s’était
représenté lui-même, la veille au soir, jurant
sans cesse, dans sa solitude, qu’il accomplirait ses
résolutions.
Comme il portait pour le moment une espèce
de vareuse de marin, qui lui donnait l’air d’un marchand
de perroquets ou de cigares, je discutai ensuite avec lui le vêtement
qu’il pourrait mettre le plus convenablement. Il avait une foi
extraordinaire dans la vertu des culottes courtes comme déguisement,
et il avait, dans son idée, esquissé un costume qui
devait faire de lui quelque chose tenant le milieu entre un doyen et
un dentiste. Ce fut après des difficultés extrêmes
que je l’amenai à prendre des habits qui lui donnèrent
l’air d’un fermier aisé ; et il fut convenu
qu’il se ferait couper les cheveux courts, et qu’il se
mettrait un peu de poudre. Enfin, comme il n’avait encore été
vu, ni de ma femme de ménage ni de sa nièce, nous
conclûmes qu’il devait se dérober à leurs
regards, jusqu’à ce que son changement de costume fût
complet.
Il semblait qu’il était bien simple
de prendre une décision sur ces précautions ; mais
dans l’état d’éblouissement, pour ne pas
dire de folie où je me trouvais, je n’en vins à
bout que vers deux ou trois heures de l’après-midi. Il
devait rester enfermé dans l’appartement pendant que je
serais sorti, et n’ouvrir la porte sous aucun prétexte.
Il y avait à ma connaissance, dans Essex
Street, une maison meublée convenable, dont les derrières
donnaient sur le Temple, et étaient presque à portée
de voix de ma fenêtre. C’est à cette maison que je
me rendis tout d’abord, et je fus assez heureux pour retenir le
second étage pour mon oncle, M. Provis. Je fus ensuite de
boutique en boutique pour les achats nécessaires à son
déguisement. La chose faite, je me rendis pour mon propre
compte à la Petite-Bretagne. M. Jaggers était à
son bureau ; mais, en me voyant entrer, il se leva immédiatement
et se fut mettre auprès du feu.
« Maintenant, Pip, dit-il, soyez
circonspect.
– Je le serai, monsieur, répondis-je,
car j’avais bien songé pendant la route à ce que
j’allais dire.
– Ne vous compromettez pas, dit
M. Jaggers, et ne compromettez personne... Vous entendez...
personne... Ne me dites rien... je n’ai besoin de rien
savoir... je ne suis pas curieux... »
Tout de suite, je m’aperçus qu’il
savait que l’homme était venu.
« J’ai simplement besoin,
monsieur Jaggers, dis-je, de m’assurer que ce qu’on m’a
dit est vrai. Je n’ai pas le moindre espoir que ce ne soit pas
vrai, mais je puis au moins tâcher de le vérifier. »
M. Jaggers fit un signe d’assentiment.
« Mais n’avez-vous pas dit :
« On m’a dit ou on m’a informé ? »
me demanda-t-il en tournant la tête de l’autre côté
sans me regarder, et en fixant le plancher comme quelqu’un qui
écoute. « Dit » impliquerait une
communication verbale. Vous ne pouvez pas avoir eu, vous le savez, de
communication verbale avec un homme qui se trouve dans la
Nouvelle-Galles du Sud.
– Je dirai alors : « on
m’a informé », monsieur Jaggers.
– Bien.
– J’ai été informé,
par un homme du nom d’Abel Magwitch, qu’il est le
bienfaiteur resté si longtemps inconnu.
– C’est bien l’homme, dit
M. Jaggers, de la Nouvelle-Galles du Sud.
– Et lui seul ? dis-je.
– Et lui seul, dit M. Jaggers.
– Je ne suis pas assez déraisonnable,
monsieur, pour vous rendre le moins du monde responsable de mes
erreurs et de mes suppositions erronées, mais j’ai
toujours supposé que c’était miss Havisham.
– Comme vous le dites, Pip, repartit
M. Jaggers, en tournant froidement les yeux vers moi et en
mordant son index, je n’en suis pas du tout responsable.
– Et cependant cela paraissait si
probable, dis-je, le cœur brisé.
– Il n’y avait pas la moindre
preuve, Pip, dit M. Jaggers en secouant la tête et en
rassemblant les basques de son habit, ne jugez pas sur l’apparence,
ne jugez jamais que sur des preuves. Il n’y a pas de meilleure
règle.
– Je n’ai plus rien à
dire, fis-je avec un soupir, après avoir gardé un
moment le silence. J’ai vérifié les informations
que j’avais reçues, et c’est tout.
– Et Magwitch de la Nouvelle-Galles du
Sud s’étant enfin fait connaître, dit M. Jaggers,
vous devez comprendre, Pip, avec quelle rigidité, dans mes
rapports avec vous, j’ai toujours gardé la stricte ligne
du fait... Je n’ai jamais dévié, si peu que ce
soit, de la stricte ligne du fait... vous le savez parfaitement.
– Parfaitement, monsieur.
– Je communiquai à Magwitch...
de la Nouvelle-Galles du Sud... la première fois qu’il
m’écrivit... de la Nouvelle-Galles du Sud... l’avis
qu’il ne devait pas s’attendre à me voir jamais
dévier de la stricte ligne du fait. Je lui communiquai aussi
un autre avis. Il me paraissait avoir fait une vague allusion dans sa
lettre à quelque espoir lointain de venir vous visiter en
Angleterre. Je le prévins que je ne voulais plus entendre
parler de cela ; qu’il n’était pas probable
qu’il obtînt sa grâce, qu’il était
expatrié pour le reste de sa vie, et qu’en se présentant
en ce pays il commettait un acte de félonie, qui le mettait
sous le coup du maximum de la peine prononcée par la loi. Je
donnai cet avis à Magwitch, dit M. Jaggers en me
regardant sévèrement.
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