Si j’avais eu de l’appétit en me mettant à table, il me l’aurait certainement enlevé, et je serais resté loin de lui comme je l’étais alors, retenu par une aversion insurmontable et les yeux tristement fixés sur la nappe.

« Je suis un fort mangeur, mon cher ami, dit-il en manière d’excuse polie, quand il eut fini son repas, mais je l’ai toujours été ; s’il eût été dans ma constitution d’être moins fort mangeur j’aurais éprouvé moins d’embarras. Pareillement, il me faut ma pipe. Quand je me suis mis à garder les moutons de l’autre côté du monde, je crois que je serais devenu moi-même un mouton fou de tristesse si je n’avais pas eu ma pipe. »

En disant cela, il se leva de table, et, mettant sa main dans la poche de côté de son vêtement, il en tira une pipe courte et noire, et une poignée de ce tabac appelé tête de nègre. Ayant bourré sa pipe, il remit le surplus du tabac dans sa poche, comme si c’eût été un tiroir. Alors il prit avec les pincettes un charbon ardent et y alluma sa pipe, puis il tourna le dos à la cheminée, en renouvelant son mouvement favori de tendre ses deux mains en avant pour prendre les miennes.

« Et voilà, dit-il, en levant et abaissant alternativement mes mains prises dans les siennes, tout en fumant sa pipe, et voilà le gentleman que j’ai fait ! C’est bien lui-même ! Cela me fait du bien de vous regarder, Pip. Tout ce que je demande, c’est d’être près de vous et de vous regarder, mon cher enfant ! »

Je dégageai mes mains dès que cela me fut possible, et je découvris que je commençais tout doucement à me familiariser avec l’idée de ma situation. Je compris à qui j’étais enchaîné, et combien fortement je l’étais, en entendant sa voix rude, et en voyant sa tête chauve et ridée, avec ses touffes de cheveux gris fer de chaque côté.

« Je ne veux pas voir mon gentleman à pied dans la boue des rues, il ne faut pas qu’il y ait de boue à ses souliers. Mon gentleman doit avoir des chevaux, Pip, des chevaux de selle et des chevaux d’attelage, des chevaux de tout genre pour que son domestique monte et conduise tour à tour ! Bon Dieu ! des colons auraient des chevaux, et des chevaux pur-sang, s’il vous plaît, et mon gentleman, à Londres, n’en aurait pas ! Non, non ; nous leur montrerons ce que nous savons faire !... N’est-ce pas, Pip ? »

Il sortit de sa poche un grand et épais portefeuille tout gonflé de papiers et le jeta sur la table.

« Il y a dans ce portefeuille quelque chose qui vaut la peine d’être dépensé, mon cher enfant ; c’est à vous ; tout ce que j’ai n’est pas à moi, mais bien à vous, usez-en sans crainte : il y en a encore au lieu d’où vient celui-ci. Je suis venu du pays là-bas pour voir mon gentleman dépenser son argent en véritable gentleman ; ce sera mon seul plaisir ; mais il sera grand, et malheur à vous tous ! continua-t-il en faisant claquer ses doigts avec bruit. Malheur à vous tous, depuis le juge avec sa grande perruque, jusqu’au colon faisant voler la poussière au nez des passants ; je vous ferai voir un plus parfait gentleman que vous tous ensemble !

– Arrêtez, dis-je, presque dans un accès de crainte et de dégoût. J’ai besoin de vous parler ; j’ai besoin de savoir ce qu’il faut faire ; j’ai besoin de savoir comment vous éviterez le danger, combien de temps vous allez rester, et quels sont vos projets.

– Tenez, Pip, dit-il en mettant tout à coup sa main sur mon bras d’une manière attristée et soumise ; d’abord, tenez, je me suis oublié il y a une demi-minute. Ce que j’ai dit était petit, oui, c’était petit, très petit. Tenez, Pip, voyez, je ne veux plus être si petit.

– D’abord, repris-je en soupirant, quelles précautions peut-on prendre pour vous empêcher d’être reconnu et arrêté ?

– Non, mon cher enfant, dit-il du même ton que précédemment, cela ne peut pas passer ; c’est de la petitesse ; je n’ai pas mis tant d’années à faire un gentleman sans savoir ce qui lui est dû. Tenez, Pip, j’ai été petit ; voilà ce que j’ai été, très petit, voyez-vous, mon cher enfant. »

J’étais sur le point de céder à un rire nerveux et irrité, en répliquant :

« J’ai tout vu. Au nom du ciel, ne vous arrêtez pas à cela.

– Oui ; mais, tenez, continua-t-il ; mon cher enfant, je ne suis pas venu de si loin pour me montrer petit. Voyons, continuez, mon cher ami : vous disiez...

– Comment vous préserver du danger qui vous menace ?

– Mais, mon cher enfant, le danger n’est pas si grand que vous le croyez. Si l’on ne m’a pas encore reconnu, le danger est insignifiant. Il y a Jaggers, il y a Wemmick, il y a vous : quel autre pourrait me dénoncer ?

– Ne risquez-vous pas qu’on vous reconnaisse dans la rue ? dis-je.

– Mais, répondit-il, ce n’est pas trop à craindre. Je n’ai pas l’intention de me faire mettre dans les journaux sous le nom de A. M..., revenu de Botany Bay. Les années ont passé, et quel est celui qui y gagne ? Cependant, voyez-vous, Pip, quand même le danger aurait été cinquante fois plus grand, je serais venu vous voir tout de même, voyez-vous, Pip.

– Et combien de temps comptez-vous rester ?

– Combien de temps ? fit-il en ôtant sa pipe noire de sa bouche et en laissant retomber sa mâchoire pendant qu’il me regardait ; je ne m’en retournerai pas, je suis venu pour toujours.

– Où allez-vous demeurer ? dis-je. Que faut-il faire de vous ?... Où serez-vous en sûreté ?

– Mon cher ami, répondit-il, il y a des perruques qu’on peut se procurer pour de l’argent, et qui vous changent totalement ; il y a la poudre, les lunettes et les habits noirs, et mille autres choses. D’autres l’ont fait déjà avec succès, et ce que d’autres ont fait, d’autres peuvent le faire encore. Quant à mon logement et à ma manière de vivre, mon cher enfant, donnez-moi votre opinion.

– Vous voyez les choses d’une manière plus calme, aujourd’hui, dis-je ; mais vous étiez plus sérieux hier, en jurant qu’il y allait de votre mort.

– Et je le jure encore, dit-il en remettant sa pipe dans sa bouche ; et la mort par la corde, en pleine rue, pas bien loin d’ici, et il est nécessaire que vous compreniez parfaitement qu’il en est ainsi. Eh ! quoi ? quand on en est où j’en suis, retourner serait aussi mauvais que de rester, pire même ; sans compter, Pip, que je suis ici, parce que depuis des années, je désire être près de vous. Quant à ce que je risque, je suis un vieil oiseau maintenant, qui a vu en face toutes sortes de pièges, depuis qu’il a des plumes, et qui ne craint pas de percher sur un épouvantail. Si la mort se cache dedans, qu’elle se montre, et je la regarderai en face, et alors seulement j’y croirai, mais pas avant. Et maintenant, laissez-moi regarder encore une fois mon gentleman ! »

Il me prit de nouveau par les deux mains, et m’examina de l’air admirateur d’un propriétaire, en fumant tout le temps avec complaisance.

Il me sembla que je n’avais rien de mieux à faire que de lui retenir dans les environs un logement tranquille, dont il pourrait prendre possession au retour d’Herbert, que j’attendais sous deux ou trois jours. Je jugeai que, de toute nécessité, je devais confier ce secret à Herbert.