Mais je ne vous ai pas vu depuis deux mois.
Comment vous trouvez-vous ici ? »
S’arrêtant devant les barreaux, il
écoutait les paroles inquiètes et précipitées
des prisonniers, mais ne parlait jamais à plus d’un à
la fois. Wemmick, avec sa bouche en forme de boîte aux lettres,
dans une parfaite immobilité, les regardait pendant qu’ils
parlaient comme s’il voulait prendre tout particulièrement
note des pas qu’ils avaient fait depuis sa dernière
visite vers l’avenir qui les attendait après leur
jugement.
Il était très populaire, et je vis
qu’il jouait le rôle familier et bon enfant dans les
affaires de M. Jaggers ; bien qu’il y eût dans
toute sa personne un peu de la dignité de M. Jaggers, qui
empêchait qu’on l’approchât au-delà de
certaines limites. En reconnaissant successivement chaque client, il
leur faisait un signe de tête, arrangeait son chapeau de ses
deux mains sur sa tête, pinçait davantage sa bouche, et
finissait par remettre ses mains dans ses poches. Une ou deux fois il
eut des difficultés à propos des à-comptes sur
les honoraires. Alors, s’éloignant le plus possible de
l’argent offert en quantité insuffisante, il disait :
« C’est inutile, mon garçon,
je ne suis qu’un subordonné ; je ne puis prendre
cela. N’agissez pas ainsi avec un subordonné. Si vous ne
pouvez pas fournir le montant, mon garçon, vous feriez mieux
de vous adresser à un autre patron. Ils sont nombreux dans la
profession, vous savez, et ce qui ne vaut pas la peine pour l’un
est suffisant pour l’autre. C’est ce que je vous
recommande en ma qualité de subordonné. Ne prenez pas
une peine inutile, à quoi bon ? À qui le tour ? »
C’est ainsi que nous nous promenâmes
dans la serre de Wemmick jusqu’à ce qu’il se
tournât vers moi, et me dit :
« Faites attention à l’homme
auquel je vais donner une poignée de main. »
Je n’aurais pas manqué de le faire
sans y être engagé, car il n’avait encore donné
de poignée de main à personne.
Presque aussitôt qu’il eut fini de
parler, un gros homme roide, que je vois encore en écrivant,
dans un habit olive à la mode, avec une certaine pâleur
s’étendant sur son teint naturellement rouge, et des
yeux qui allaient et venaient de tous côtés quand il
essayait de les fixer, arriva à un des coins de la grille, et
porta la main à son chapeau, qui avait une surface graisseuse
et épaisse comme celle d’un bouillon froid, en faisant
un salut militaire demi-sérieux, demi-plaisant.
« Bien à vous, colonel !
dit Wemmick. Comment allez-vous, colonel ?
– Très bien, monsieur Wemmick.
– On a fait tout ce qu’il était
possible de faire, mais les preuves étaient trop fortes contre
nous, colonel.
– Oui, elles étaient trop
fortes, monsieur, mais ça m’est égal.
– Non, non, dit Wemmick froidement, ça
ne vous est pas égal. Puis se tournant vers moi : Il a
servi Sa Majesté, cet homme, il a été soldat
dans la ligne, il s’est fait remplacer.
– En vérité ? »
dis-je.
Et les yeux de l’homme me regardèrent,
puis ils regardèrent par-dessus ma tête, puis tout
autour de moi, et enfin il passa ses mains sur ses lèvres et
se mit à rire.
« Je crois que je sortirai d’ici
lundi, monsieur, dit-il à Wemmick.
– Peut-être ! répondit
mon ami, mais on ne sait pas.
– Je suis aise d’avoir eu la
chance de vous dire adieu, monsieur Wemmick, dit l’homme en
passant sa main entre les barreaux.
– Merci ! dit Wemmick en lui
donnant une poignée de main, moi de même, colonel.
– Si ce que j’avais sur moi quand
j’ai été pris avait été du vrai,
monsieur Wemmick, dit l’homme sans vouloir retirer sa main, je
vous aurais demandé la faveur de porter une autre bague en
reconnaissance de vos attentions.
– Je prends votre bonne volonté
pour le fait, dit Wemmick. À propos, vous étiez un
grand amateur de pigeons ? »
L’homme leva les yeux en l’air.
« On m’a dit que vous aviez une
race remarquable de culbutants, ajouta Wemmick, pourriez-vous dire à
un de vos amis de m’en apporter une paire si vous n’en
avez plus besoin ?
– Ce sera fait, monsieur.
– Très bien ! dit Wemmick,
on aura soin d’eux. Bonjour, colonel ; adieu. »
Ils se serrèrent de nouveau les mains, et,
en nous éloignant, Wemmick me dit :
« C’est un faux monnayeur,
excellent ouvrier. Le rapport du recorder sera fait aujourd’hui.
Il est sûr d’être exécuté lundi...
Une paire de pigeons a bien son prix. »
Là-dessus, il tourna la tête, et fit
signe à cette plante morte, puis il promena les yeux autour de
lui en sortant de la cour comme s’il eût considéré
quelle autre plante il pourrait bien mettre à sa place.
En sortant de la prison par la loge, je vis que
l’importance de mon tuteur n’était pas moins bien
appréciée par les porte-clefs que par ceux qu’ils
gardaient.
« Eh bien ! monsieur Wemmick, dit
l’un d’eux qui nous retenait entre deux portes garnies de
pointes de fer et de clous, en ayant soin de fermer l’une avant
d’ouvrir l’autre, qu’est-ce que va faire M. Jaggers
de cet assassin de l’autre côté de l’eau ?
Va-t-il en faire un meurtrier sans préméditation ou
autre chose ?... Que va-t-il faire de lui ?
– Pourquoi ne le lui demandez-vous
pas ? répondit Wemmick.
– Oh ! oui, n’est-ce pas ?
dit le porte-clefs.
– Vous voyez, monsieur Pip, voilà
la manière d’en user avec ces gens-là, observa
Wemmick. Ils ne se gênent pas pour me faire des questions à
moi, le subordonné, mais vous ne les prendrez jamais à
en faire à mon patron.
– Est-ce que ce jeune homme est un des
apprentis ou un des membres de votre étude ? demanda le
porte-clefs en riant de l’humeur de Wemmick.
– Tenez, le voilà encore !
s’écria Wemmick, je vous l’ai dit : il fait
au subordonné une seconde question avant qu’on ait
répondu à la première. Eh bien ! quand
M. Pip serait l’un des deux ?
– Mais alors, dit le porte-clefs en
riant de nouveau, il connaît M. Jaggers ?
– Ya ! cria Wemmick en regardant
le porte-clefs d’une façon burlesque, vous êtes
aussi muet qu’une de vos clefs quand vous avez affaire à
mon patron, vous le savez bien. Faites-nous sortir, vieux renard, ou
je vous fais intenter par lui une action pour emprisonnement
illégal. »
Le porte-clefs se mit à rire et nous
souhaita le bonsoir ; puis il continua de rire après
nous, par-dessus les piques du guichet quand nous descendîmes
dans la rue.
« Faites attention, monsieur Pip, me
dit gravement Wemmick à l’oreille en prenant mon bras
pour se montrer plus confidentiel ; je crois que ce qu’il
y a de plus fort chez M. Jaggers c’est la manière
dont il se tient. Il est toujours si fier que sa roideur constante
fait partie de ses immenses capacités. Ce faux-monnayeur n’eût
pas plus osé se passer de lui que ce porte-clefs n’eût
osé lui demander ses intentions dans une de ses causes. Alors,
entre sa roideur et eux il introduit ses subordonnés,
voyez-vous ; et, de cette manière, il les tient corps et
âme. »
J’admirai fort la subtilité de mon
tuteur. Mais, à vrai dire, j’eusse désiré
de tout mon cœur, et ce n’est pas la première
fois, avoir un tuteur d’une capacité moindre.
M. Wemmick et moi nous nous séparâmes
à l’étude de la Petite-Bretagne, où les
clients de M. Jaggers abondaient comme de coutume, et je
retournai me mettre en faction dans la rue du bureau des voitures,
ayant encore deux ou trois heures devant moi. Je passai tout ce temps
à penser combien il était étrange pour moi de me
voir poursuivi et entouré de toute cette infection de prison
et de crimes : pendant mon enfance, dans nos marais isolés,
par un soir d’hiver, je l’avais rencontrée
d’abord ; elle avait ensuite déjà reparu à
deux reprises différentes comme une tache à demi
effacée mais non enlevée, et je ne pouvais l’empêcher
de se mêler à ma fortune et à mes progrès
dans le monde. Je pensais aussi à la belle Estelle, si fière
et si distinguée qui venait à moi, et je songeais avec
une extrême horreur au contraste qui existait entre elle et la
prison. J’aurais donné beaucoup alors pour que Wemmick
ne m’eût pas rencontré ou bien que je ne lui eusse
pas cédé en allant avec lui. Je sentais que j’allais
retrouver Newgate toujours et partout, imprégné jusque
dans mes habits et dans l’air que je respirais. Je secouai la
poussière de la prison restée à mes pieds ;
je l’enlevai de mes habits et l’exhalai de mes poumons.
J’étais si troublé au souvenir de la personne qui
allait venir, je me trouvais tellement indigne d’elle que je
n’eus plus conscience du temps. La voiture me parut donc
arriver assez promptement après tout, et je n’étais
pas encore débarrassé de la souillure de conscience que
m’avait communiquée la serre de M. Wemmick, quand
je vis Estelle passer sa tête à la portière et me
faire signe en agitant la main.
Qu’était donc cette ombre sans nom
qui passait encore dans cet instant ?
IV
Dans ses fourrures de voyage, Estelle semblait
plus délicatement belle qu’elle n’avait encore
paru, même à mes yeux. Ses manières aussi étaient
plus séduisantes qu’elle ne leur avait permis d’être
jusqu’alors vis-à-vis de moi, et je crus voir dans ce
changement l’influence de miss Havisham.
Nous étions dans la cour de l’hôtel :
elle m’indiquait ses bagages.
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