J’ai eu le
bonheur de vous connaître autrefois, et le drame a toujours eu
des droits particuliers à l’estime des nobles et des
riches. »
En même temps, M. Waldengarver, dans
une effroyable transpiration, cherchait à se débarrasser
de son deuil princier.
« Retournez les bas ! monsieur
Waldengarver, dit le possesseur de cette partie du costume, ou vous
les crèverez, vous les crèverez, et vous crèverez
trente-cinq shillings. Shakespeare n’a jamais été
interprété avec une plus belle paire de bas. Tenez-vous
tranquille sur votre chaise, et laissez-moi faire. »
Sur ce, il se mit à genoux et commença
à dépouiller sa victime qui, le premier bas ôté,
serait infailliblement tombée à la renverse avec sa
chaise, s’il y avait eu de la place pour tomber n’importe
comment.
Je n’avais pas osé dire jusqu’alors
un seul mot sur la représentation ; mais en ce moment
M. Waldengarver nous regarda avec satisfaction, et dit :
« Messieurs, comment vous a-t-il semblé
que cela marchait, vu de face ? »
Herbert répondit derrière moi, me
poussant en même temps :
« Supérieurement !
– Comment avez-vous trouvé que
j’ai rendu le personnage, messieurs ? » dit
M. Waldengarver, presque avec un ton de protection, si ce n’est
tout à fait.
Herbert répondit de derrière, en me
poussant de nouveau :
« Merveilleux ! complet ! »
Et je répétai hardiment, comme si je
l’avais inventé et comme si je devais appuyer sur ces
mots :
« Merveilleux ! complet !
– Je suis aise d’avoir votre
approbation, messieurs, dit M. Waldengarver, avec un air de
dignité, tout en se cognant en même temps contre la
muraille et en se retenant au siège du fauteuil.
– Mais je vais vous dire une chose,
monsieur Waldengarver, dit l’homme qui lui retirait ses bas,
que vous ne comprenez pas, maintenant faites attention, je ne crains
pas qu’on dise le contraire, je vous dis donc que vous vous
trompez quand vous placez vos jambes de profil. Le dernier Hamlet que
j’ai habillé faisait la même faute aux
répétitions, jusqu’au jour où je lui fis
mettre un grand pain à cacheter rouge sur chaque genou ;
puis, à la dernière répétition, j’allai
me mettre de face, monsieur, au fond du parterre, et toutes les fois
que son rôle le plaçait de profil, je criais : “Je
ne vois pas les pains à cacheter !” À la
représentation, tout marcha le mieux du monde. »
M. Waldengarver me sourit, comme pour me
dire :
« Un fidèle serviteur, je flatte
sa manie. »
Puis il dit très haut :
« Mes vues sont un peu classiques et
abstraites pour eux ; mais ils progresseront, ils
progresseront. »
Herbert et moi nous répétâmes
ensemble :
« Oh ! sans doute ils
progresseront.
– Avez-vous remarqué, messieurs,
dit M. Waldengarver, qu’il y avait un homme à la
galerie qui voulait jeter du ridicule sur le service... je veux dire
la représentation ? »
Nous répondîmes lâchement que
nous croyions avoir remarqué quelque chose de semblable, et
j’ajoutai que, sans doute, cet homme était ivre.
« Oh ! non pas ! non pas,
monsieur ! Il n’était pas ivre ; celui qui
l’emploie veille à cela, monsieur : il ne lui
permettrait pas de s’enivrer.
– Vous connaissez celui qui
l’emploie ? » dis-je.
M. Wopsle ferma les yeux et les rouvrit,
exécutant ces mouvements avec une grande lenteur.
« Vous avez dû remarquer,
messieurs, dit-il, un âne ignorant et beuglant, à la
gorge pelée, qui a une expression de basse malignité
sur le visage ; il a essayé, je ne dirai pas joué,
le rôle de Claudius, roi de Danemark. C’est celui qui
l’emploie, messieurs, voilà sa profession ! »
Sans savoir exactement si j’aurais été
plus fâché pour M. Wopsle, s’il eût été
au désespoir, j’étais, quoi qu’il en soit,
si fâché pour lui, et je compatissais tellement à
son sort, que je profitai de l’instant où il se
retournait pour faire mettre ses bretelles, ce qui nous forçait
à rester en dehors de la porte, pour demander à Herbert
ce qu’il pensait de l’avoir à souper. Herbert dit
qu’il pensait qu’il serait bien de l’inviter. En
conséquence je lui fis mon invitation et il vint avec nous à
l’Hôtel Barnard, enveloppé jusqu’aux yeux.
Nous le traitâmes de notre mieux, et il resta jusqu’à
deux heures du matin, en passant en revue son succès et en
développant ses plans. J’ai oublié ce qu’ils
étaient en détail, mais j’ai un souvenir général
qu’il voulait commencer par ressusciter le théâtre
pour finir par l’anéantir, d’autant plus que sa
mort le laisserait dans un abandon complet, et sans aucune chance
d’espoir.
Après tout cela, je gagnai mon lit dans un
état piteux ; je pensai à Estelle, je rêvai
que toutes mes espérances étaient évanouies, et
que je devais donner ma main en légitime mariage à la
Clara d’Herbert, ou jouer Hamlet avec le fantôme
de miss Havisham, devant vingt mille personnes, sans en savoir les
vingt premiers mots.
III
Un des jours suivants, tandis que j’étais
occupé avec mes livres et M. Pocket, je reçus par
la poste une lettre, dont la seule enveloppe me jeta dans un grand
émoi, car bien que je n’eusse jamais vu l’écriture
de l’adresse, je devinai sur-le-champ de qui elle venait. Elle
ne commençait pas par « Cher monsieur Pip »,
ni par « Cher Pip », ni par « Cher
monsieur », ni par Cher n’importe qui, mais ainsi :
« Je dois venir à Londres
après-demain, par la voiture de midi ; je crois qu’il
a été convenu que vous deviez venir à ma
rencontre. C’est dans tous les cas le désir de miss
Havisham, et je vous écris pour m’y conformer. Elle vous
envoie ses souvenirs.
« Toute à vous,
« Estelle. »
Si j’en avais eu le temps, j’aurais
probablement commandé plusieurs habillements complets pour
cette occasion ; mais comme je ne l’avais pas, je dus me
contenter de ceux que j’avais. Mon appétit me quitta
instantanément, et je ne goûtai ni paix ni repos que le
jour indiqué ne fût arrivé ; non cependant
que sa venue m’apportât l’un ou l’autre, car
alors ce fut pire que jamais. Je commençai par rôder
autour du bureau des voitures, bien avant que la voiture eût
seulement quitté le Cochon bleu de notre ville. Je le
savais parfaitement, et pourtant il me semblait qu’il n’y
avait pas de sécurité à quitter de vue le bureau
pendant plus de cinq minutes de suite. J’avais déjà
passé la première demi-heure d’une garde de
quatre ou cinq heures dans cet état d’excitation, quand
M. Wemmick se heurta contre moi.
« Holà ! ah ! monsieur
Pip ! dit-il, comment ça va-t-il ? Je ne pensais pas
que ce fût ici que vous dussiez faire votre faction. »
Je lui expliquai que je venais attendre quelqu’un
qui devait arriver par la voiture, et je lui demandai des nouvelles
de son père et du château.
« Tous les deux sont florissants.
Merci ! dit-il, le vieux surtout, c’est un fameux père,
il aura quatre-vingt-deux ans à son prochain anniversaire ;
j’ai envie de tirer quatre-vingt-deux coups de canon, si
toutefois les voisins ne se plaignent pas, et si mon canon peut
supporter un pareil service. Mais on ne parle pas de cela à
Londres. Où pensez-vous que j’aille ?
– À l’étude,
dis-je, car il était tourné dans cette direction.
– Tout près, répondit
Wemmick, car je vais à Newgate. Nous sommes en ce moment dans
l’affaire d’un banquier qui a été volé.
Je suis allé jusque sur la route, pour avoir une idée
de la scène où l’action s’est passée,
et là-dessus je dois avoir un mot ou deux d’entretien
avec notre client.
– Est-ce que votre client a commis le
vol ? demandai-je.
– Que Dieu ait pitié de votre
âme et de votre corps, non ! répondit Wemmick
sèchement ; mais il en est accusé comme vous ou
moi pourrions l’être. L’un de nous, vous le savez,
pourrait aussi bien en être accusé.
– Seulement nous ne le sommes ni l’un
ni l’autre, répondis-je.
– En vérité, dit Wemmick
en me touchant la poitrine du bout du doigt, vous êtes un
profond gaillard, monsieur Pip. Vous serait-il agréable de
jeter un coup d’œil sur Newgate ?... Avez-vous le
temps ? »
J’avais tant de temps à perdre que la
proposition m’agréa comme un soulagement malgré
ce qu’elle avait d’inconciliable avec mon ardent désir
de ne pas perdre de vue le bureau des voitures. Je murmurais donc que
j’allais m’informer si j’avais le temps d’aller
avec lui. J’entrai dans le bureau et demandai au commis, avec
la plus stricte précision, le moment le plus rapproché
auquel on attendait la voiture, ce que je savais d’avance tout
aussi bien que lui. Je rejoignis alors M. Wemmick, et, faisant
semblant de consulter ma montre, et d’être surpris du
renseignement que j’avais reçu, j’acceptai son
offre.
En quelques minutes, nous arrivâmes à
Newgate et nous traversâmes la loge où quelques fers
étaient suspendus aux murailles nues, à côté
des règlements de l’intérieur de la prison. À
cette époque, les prisons étaient fort négligées,
et la période de réaction exagérée, suite
inévitable de toutes les erreurs publiques qui en est toujours
la punition la plus lourde et la plus longue, était encore
loin. Alors les criminels n’étaient pas mieux logés
et mieux nourris que les soldats (pour ne point parler des pauvres),
et ils mettaient rarement le feu à leur prison, dans le but
excusable d’ajouter à la saveur de leur soupe. Quand
Wemmick me fit entrer, c’était l’heure des
visites. Un cabaretier circulait avec de la bière, et les
prisonniers, derrière les barreaux des grilles, en achetaient
et causaient à des amis : c’était, à
vrai dire, une scène repoussante, laide, sale et affligeante.
Je remarquai que Wemmick marchait au milieu des
prisonniers comme un jardinier marcherait au milieu de ses plantes.
Cette idée me vint quand je le vis aborder un grand gaillard
qui était arrivé la nuit, et qu’il lui dit :
« Eh bien ! capitaine Tom, nous
voilà donc ici ? Ah ! vraiment !... Eh !
n’est-ce pas Black Bill qui est là-bas derrière
la fontaine ?...
1 comment