J’écris sur les tables de cafés parce que
je ne saurais me passer longtemps du visage et de la voix humaine dont je crois
avoir essayé de parler noblement. Libre aux malins, dans leur langage, de
prétendre que j’« observe ». Je n’observe rien du tout. L’observation
ne mène pas à grand-chose. M. Bourget a observé les gens du monde toute sa
vie, et il n’en est pas moins resté fidèle à la première image que s’en était
formée le petit répétiteur affamé de chic anglais. Ses ducs sentencieux ressemblent
à des notaires, et, quand il les veut naturels, il les fait bêtes comme des
lévriers.
J’écris dans les salles de cafés ainsi que j’écrivais
jadis dans les wagons de chemins de fer, pour ne pas être dupe de créatures
imaginaires, pour retrouver, d’un regard jeté sur l’inconnu qui passe, la juste
mesure de la joie ou de la douleur. Non, je ne suis pas écrivain. Si je l’étais,
je n’eusse pas attendu la quarantaine pour publier mon premier livre, car enfin
vous penserez peut-être avec moi qu’à vingt ans j’aurais pu, comme un autre, écrire
les romans de M. Pierre Frondaie. Je ne repousse d’ailleurs pas ce nom d’écrivain
par une sorte de snobisme à rebours. J’honore un métier auquel ma femme et mes
gosses doivent, après Dieu, de ne pas mourir de faim. J’endure même humblement
le ridicule de n’avoir encore que barbouillé d’encre cette face de l’injustice
dont l’incessant outrage est le sel de ma vie. toute vocation est un appel – vocatus
– et tout appel veut être transmis. Ceux que j’appelle ne sont évidemment
pas nombreux, ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour
eux, c’est pour eux que je suis né.
*
Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons
ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. Troupe fourbue, troupe
harassée, blanche de la poussière de nos routes, chers visages durs dont je n’ai
pas su essuyer la sueur, regards qui ont vu le bien et le mal, rempli leur
tâche, assumé la vie et la mort, ô regards qui ne se sont jamais rendus ! Ainsi
vous retrouverai-je, vieux frères. Tels que mon enfance vous a rêvés. Car j’étais
parti à votre rencontre, j’accourais vers vous. Au premier détour, j’aurais vu
rougir les feux de vos éternels bivouacs. Mon enfance n’appartenait qu’à vous. Peut-être,
un certain jour, un jour que je sais, ai-je été digne de prendre la tête de
votre troupe inflexible. Dieu veuille que je ne revoie jamais les chemins où j’ai
perdu vos traces, à l’heure où l’adolescence étend ses ombres, où le suc de la
mort, le long des veines, vient se mêler au sang du cœur ! Chemins du pays
d’Artois, à l’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers
pourrissants sous la pluie de novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs
du ciel, eaux mortes… J’arrivais, je poussais la grille, j’approchais du feu
mes bottes rougies par l’averse. L’aube venait bien avant que fussent rentrés
dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages fabuleux
encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre, Chantal,
et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage,
mais à qui je n’ai pas osé donner de nom – cher curé d’un Ambricourt
imaginaire. Étiez-vous alors mes maîtres ? Aujourd’hui même, l’êtes-vous ?
Oh ! je sais bien ce qu’a de vain ce retour vers le passé. Certes, ma vie est
déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je
fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de
ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune
chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la
Maison du Père. Après tout, j’aurais le droit de
parler en son nom. Mais justement, on ne parle pas au nom de l’enfance,
il faudrait parler son langage. Et c’est ce langage oublié ; ce langage
que je cherche de livre en livre, imbécile ! comme si un tel
langage pouvait s’écrire, s’était jamais écrit. N’importe ! Il m’arrive
parfois d’en retrouver quelque accent… et c’est cela qui vous fait prêter l’oreille,
compagnons dispersés à travers le monde, qui par hasard ou par ennui avez
ouvert un jour mes livres.
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