Singulière idée que d’écrire pour ceux qui dédaignent l’écriture ! Amère ironie de prétendre persuader convaincre alors que ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs.

Palma de Majorque

janvier 1937.

PREMIÈRE PARTIE

I

« J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère, qu’importe ! » C’est ainsi que je parlais jadis, au temps de la Grande Peur, il y a sept longues années. À présent je ne me soucie plus beaucoup d’émouvoir, du moins de colère. La colère des imbéciles m’a toujours rempli de tristesse, mais aujourd’hui elle m’épouvanterait plutôt. Le monde entier retentit de cette colère. Que voulez-vous ? Ils ne demandaient pas mieux que de ne rien comprendre, et même ils se mettaient à plusieurs pour ça, car la dernière chose dont l’homme soit capable est d’être bête ou méchant tout seul, condition mystérieuse réservée sans doute au damné. Ne comprenant rien ils se rassemblaient d’eux-mêmes, non pas selon leurs affinités particulières, trop faibles, mais d’après la modeste fonction qu’ils tenaient de la naissance ou du hasard et qui absorbait tout entière leur petite vie. Car les classes moyennes sont presque seules à fournir le véritable imbécile, la supérieure s’arrogeant le monopole d’un genre de sottise parfaitement inutilisable, d’une sottise de luxe, et l’inférieure ne réussissant que de grossières et parfois admirables ébauches d’animalité.

C’est une folle imprudence d’avoir déraciné les imbéciles, vérité qu’entrevoyait M. Maurice Barrés. Telle colonie d’imbéciles solidement fixée à son terroir natal, ainsi qu’un banc de moules au rocher, peut passer pour inoffensive et même fournir à l’État, à l’industrie un matériel précieux. L’imbécile est d’abord un être d’habitude et de parti pris. Arraché à son milieu il garde, entre ses deux valves étroitement closes, l’eau du lagon qui l’a nourri. Mais la vie moderne ne transporte pas seulement des imbéciles d’un lieu à l’autre, elle les brasse avec une sorte de fureur. La gigantesque machine, tournant à pleine puissance, les engouffre par milliers, les sème à travers le monde, au gré de ses énormes caprices. Aucune autre société que la nôtre n’a fait une si prodigieuse consommation de ces malheureux. Ainsi que Napoléon les « Marie-Louise » de la campagne de France, elle les dévore alors que leur coquille est encore molle, elle ne les laisse même pas mûrir. Elle sait parfaitement que, avec l’âge et le degré d’expérience dont il est capable, l’imbécile se fait une sagesse imbécile qui le rendrait coriace.

Je regrette de m’exprimer si naturellement par images. Je souhaiterais de tout cœur faire ces réflexions si simples en un langage simple comme elles. Il est vrai qu’elles ne seraient pas comprises. Pour commencer d’entrevoir une vérité dont chaque jour nous apporte l’évidence, il faut un effort dont peu d’hommes sont aujourd’hui capables. Avouez donc que la simplicité vous rebute, qu’elle vous fait honte. Ce que vous appelez de ce nom est justement son contraire. Vous êtes faciles, et non simples. Les consciences faciles sont aussi les plus compliquées. Pourquoi n’en serait-il pas de même des intelligences ? Au cours des siècles, les Maîtres, les Maîtres de notre espèce, nos Maîtres ont défriché les grandes avenues de l’esprit qui vont d’une certitude à une autre, les routes royales. Que vous importent les routes royales si la démarche de votre pensée est oblique ? Parfois le hasard vous fait tomber dedans, vous ne les reconnaissez plus. Ainsi notre cœur se serrait d’angoisse lorsqu’une nuit, sortant du labyrinthe des tranchées, nous sentions tout à coup, sous nos semelles, le sol encore ferme d’un des chemins de jadis, à peine visible sous la moisissure d’herbes, le chemin plein de silence, le chemin mon qui avait autrefois retenti du pas des hommes.

C’est vrai que la colère des imbéciles remplit le monde. Vous pouvez rire si vous voulez, elle n’épargnera rien, ni personne, elle est incapable de pardon. Evidemment les doctrinaires de droite ou de gauche, dont c’est le métier, continueront de classer les imbéciles, en dénombreront les espèces et les genres, définiront chaque groupe selon les passions, les intérêts des individus qui le composent, leur idéologie particulière. Pour de telles gens cela n’est qu’un jeu. Mais ces classifications répondent si peu à la réalité que l’usage en réduit impitoyablement le nombre. Il est clair que la multiplication des partis flatte d’abord la vanité des imbéciles.