Mais que vous en conveniez ou non, qu’importe ! Nous avons vu. Nous avons vu surgir – nous avons vu de nos yeux –, nous avons vu surgir jadis dans les hameaux démantelés, sous les obus, le petit commerçant échappé pour quelques mois à la distraite surveillance des pouvoirs publics, à la jalousie des confrères et même aux reproches de la clientèle, car entre nous, quels reproches attendre du haillonneux combattant des tranchées ? Nous étions jeunes, et beaucoup de ces gens-là avaient les cheveux gris… Ils avaient aussi des filles.

Nous les avons vus. Ils tenaient, comme on dit, le bon bout. Notre seule revanche était qu’aux coups durs, tout ravitaillement suspendu, la faim les obligeait à manger leurs propres conserves, la soif à boire leur vin pauvre d’alcool, mais riche en champignons et en moisissures. Ils se gonflaient alors d’une mauvaise graisse qui coulait en sueur grise sur leurs fortes joues, tandis qu’ils débitaient la bibine avec un méchant rire sur leurs dents sales. Car ils se cachaient à peine de nous mépriser, abreuvaient les gendarmes à nos frais, déploraient nos mauvaises mœurs et ne manquaient pas, chaque printemps, d’arborer à leur étalage, en prévision de la prochaine offensive, de hideuses couronnes mortuaires, fabriquées probablement dans les prisons. Vous aurez beau me dire que le pourrissoir des guerres a toujours fait éclore de telles larves. C’est que vous ne les avez pas connus. Il ne vous est jamais arrivé de boire avec eux, la devanture close, entre leur épouse tourmentée par les varices et leur demoiselle au relent puissant, le petit marc de l’amitié. C’étaient des gens malheureusement dépourvus d’imagination et par conséquent peu accessibles à la compassion, mais ils n’avaient rien des détrousseurs de cadavres qui suivaient jadis les Armées. Dieu ! ils n’auraient pas risqué la fusillade, ou même six mois de prison. Ils étaient affamés d’estime publique, impitoyables pour la canaille, sévères aux jeunes gens qui gâchaient leurs sous, aux femmes qui « ne se respectaient pas », aux débiteurs infidèles. Ne me demandez pas ce qu’ils sont devenus. Il serait tout de même assez vain de prétendre que ces gens-là sont morts le jour de l’armistice, non ! L’inflation les dégorge, la déflation les ravale, soit. Vous ne les reconnaissez pas, parce qu’ils ne se distinguent plus du troupeau. Ils n’étaient nullement des monstres. Les circonstances seules étaient monstrueuses, et ils les subissaient ou, plutôt, ils y adaptaient le petit nombre d’idées générales dont ils pouvaient disposer. Ils y conformaient leur âme. La preuve qu’ils n’avaient rien des aventuriers ni des réfractaires, c’est qu’aussitôt pourvus ils s’établissaient, mariaient leurs filles à des notaires. Après quoi, ils pensaient au passé comme un homme pense au temps de sa jeunesse, à ses amours. « Tu te souviens, le stock de conserves de saumon refusé par l’Intendance et racheté en douce, à six sous la boîte, l’un dans l’autre ? Ça nous a rapporté quinze mille balles. » Ils se conformaient, ils étaient conformistes, ils ne demandaient qu’à se conformer, ils n’attendaient que d’avoir les moyens, comme ils disent, d’avoir assez d’argent pour ça. « Nous sortons de la Légalité pour rentrer dans le Droit », affirmait le troisième Bonaparte, fils d’Hortense, qui est bien l’un des types les plus curieux de l’Histoire. Eux aussi sortaient du Code à la faveur des bombardements, pour rentrer dans l’honnêteté, la décence, ce qu’ils appellent la tenue. Hélas ! les statistiques qui promettent tant de merveilles, tombent en défaillance sitôt qu’on les presse un peu, à l’exemple de beaucoup de personnes de leur sexe. Il serait pourtant curieux de savoir combien de ces négociants sont retombes dans le prolétariat dont ils étaient sortis. Je les crois, pour ma part, fortement agrégés désormais aux classes moyennes. Le mépris qu’ils nourrissaient pour leur clientèle militaire, ils le reportent aujourd’hui sur l’ensemble des « feignants » qui pérorent dans les syndicats au lieu de taire comme eux, de travailler chacun pour soi, de se débrouiller. En un sens, d’ailleurs, ils n’ont pas tort. Ils ont moins à craindre la dictature du prolétariat que l’organisation de cette classe, son avènement à la liberté, à l’indépendance, à l’honneur. Ils doivent tout à l’anarchie morale, mentale et sociale du dernier siècle, à la décadence des élites, à l’asservissement des travailleurs. Qu’un régime humain réussisse à incorporer ceux-ci à la nation, et l’absurde prestige du commerce, souvenir des temps révolus, ne sera bientôt plus qu’un mauvais rêve – ou plutôt le véritable commerce reprendra sa place, qui n’est pas petite, aux dépens des intermédiaires qui épuisent la substance du peuple, fourmillent sur toute industrie libératrice, comme des poux.