Mais les traits de l’espèce me paraissent plus fortement accusés chez le bien-pensant qui se croit, ou feint de se croire, ou travaille à se croire héritier d’une sorte de privilège spirituel, et parle de son paquet de Shell ou de Royal Dutch comme un Montmorency de son apanage. S’ils ne mettaient à l’épreuve que la patience des gens de la haute qui d’ailleurs s’apprêtent à épouser leurs filles dès que la cote se montrera réellement favorable, vous pensez bien que je ne m’en soucierais guère. Dieu merci ! Et d’ailleurs les gens de la haute sont si bêtes qu’ils les ont depuis longtemps adoptés dans l’illusion de se rapprocher ainsi du peuple, de marcher avec leur temps, précepte commun à tous les sédentaires. Peut-être jugent-ils leurs alliés plus solides, plus résistants. Grave erreur ! Car un citoyen a beau s’habiller de tweed chez le bon tailleur, s’honorer d’un poste administratif, avoir même hérité d’un père épargnant une maison de rapport dans le quartier des Ternes, une promotion trop récente à cette classe si mal définie qu’on appelle Bourgeoisie (qu’a-t-elle en effet de commun avec la bourgeoisie fortement enracinée de l’ancienne France ?) autorise à lui attribuer les tares et la fragilité de l’Age Ingrat – l’âge ingrat menacé par les maladies de l’enfance et de l’âge mûr. Et le mot ingrat est bien ici celui qu’il faut : à qui ces gens-là témoigneraient-ils de la gratitude ? Ils se sont faits eux-mêmes, disent-ils. On les étonnerait beaucoup en leur représentant qu’ils ont des devoirs envers la classe dont ils sont sortis, où triment encore les leurs. Ne laisse-ni ils pas à ces maladroits l’exemple et l’encouragement de leur chance ? – « Qu’ils nous imitent ! qu’ils se débrouillent ! » À peine sortis des immenses chantiers de la misère, comment voulez-vous qu’ils ne soient pas secrètement tourmentés par la crainte de s’y voir retomber ? L’homme de grande race ne croit risquer, à une révolution, que sa tête. Le petit-bourgeois s’y perdrait tout entier, il dépend tout entier de l’ordre établi, l’Ordre Établi qu’il aime comme lui-même, car cet établissement est le sien. Vous ne pensez pas qu’il puisse voir sans haine les grosses mains noires qui le tirent en arrière, par les pans de sa belle jaquette ? « Revenez à nous, frères ! – Savez-vous à qui vous parlez canailles ! Au secours mon cher duc ! Ma femme a tenu un comptoir tout près de celui de votre épouse à la dernière vente des Dames Traditionalistes du faubourg Saint-Honoré, dont la devise est : Dieu et mon Droit ! »

*

Quel anarchiste, ce Bernanos ! direz-vous. Pourquoi veut-il priver ces braves gens d’une innocente satisfaction d’amour-propre puisqu’ils sont fiers de partager avec les élites la défense de l’Ordre et de la Religion ?

Bien sûr. – Mais j’ai peut-être le droit d’avoir mon opinion sur la manière de défendre l’Ordre et la Religion. Dans le règne animal comme dans le règne humain la lutte entre espèces trop proches prend vite un caractère de férocité. Vous croyez ces braves gens plus capables que vous de comprendre d’autres braves gens qui leur ressemblent ? Ils se ressemblent, en effet, d’où la gravité du malentendu qui les sépare. À l’effort qu’un homme fournit pour sortir de sa classe, on peut mesurer la puissance de sa réaction, parfois inconsciente, contre cette classe, son esprit, ses mœurs, car la seule cupidité ne saurait rendre compte d’un sentiment beaucoup plus profond, à la racine duquel on trouverait sans doute le souvenir encore cuisant de certaines humiliations, de certains dégoûts de l’enfance, blessures que plusieurs générations ne suffisent pas toujours à cicatriser. On peut sourire des protestations de la petite-bourgeoise en lutte contre sa bonne. – « Ces filles là ne sont pas de la même espèce que nous, ma chère ! » L’adjudant rengagé semble éprouver la même déception devant l’homme de troupe, et si l’opinion du marchand de vin sur sa clientèle n’est pas non plus très favorable, celle de son fils, bachelier, sera nettement pessimiste.

La démission des véritables élites a laissé se dresser peu à peu, en face du prolétariat ouvrier, un prolétariat bourgeois. Il n’a ni la stabilité de l’ancienne bourgeoisie, ni ses traditions familiales, moins encore son honnêteté commerciale. Les hasards de l’anarchie économique le renouvellent sans cesse. Il a ses manœuvres comme l’autre. Quel nom donner en effet à ce ramas de petits commerçants dont l’inflation d’après-guerre a démesurément grossi le nombre et que les faillites déciment en vain chaque jour ? Pourquoi d’ailleurs leur donner le nom de commerçant ? Un commerçant jadis était le plus souvent un producteur. Les difficultés de l’approvisionnement, la rareté des marchandises, leur diversité en un temps où la fabrication en série n’existait pas, les exigences d’une clientèle habituée à se transmettre de génération en génération les plus humbles objets domestiques, le sévère contrôle de l’opinion provinciale, le jeu naturel des alliances et des amitiés, l’obligation d’obéir, au moins en apparence, aux préceptes du Décaloguc touchant le respect de la propriété d’autrui, faisaient du négoce un art. Aujourd’hui n’importe quel va-nu-pieds peut se vanter d’appartenir. » la corporation pourvu que, locataire d’une boutique, il s’inscrive comme dixième ou vingtième intermédiaire entre l’industriel qui se ruine pour produire à bas prix et le chaland imbécile dont le destin est de se faire voler. On a bien tort de juger sur la mine tel antre sordide, à la devanture vermoulue, à la glace fendue qui, chaque fois que s’entrouvre la porte, jette sur le trottoir, avec le tintement du grelot fêlé, une odeur absurde d’oignons et d’urine de chat. L’observation de certaines toiles d’araignées, paradoxalement tissées dans des endroits en apparence inaccessibles même aux moucherons, démontre que la patience du guetteur a raison de tout. Il est certain que les trop brillants étalages éloignent les pauvres diables, entretenus dans l’illusion si attendrissante après tout ! – que le petit commerçant pratique le petit bénéfice. La preuve que ces hideuses trappes nourrissent l’insecte qui s’y tapit, c’est, depuis la guerre, l’étonnante multiplication des boutiquiers, phénomène dont vous pourrez aisément vous convaincre par la lecture du Bottin. Oh ! sans doute, la faillite guette le guetteur, et il ne mange pas chaque jour à sa faim. Mais il tiendra jusqu’au bout, dût-il, faute de crédit, s’approvisionner dans les boîtes à ordures. Je n’exagère nullement. Imaginez par exemple que cesse demain tout contrôle officiel des viandes de boucherie, quelle que soit votre indulgence pour le détaillant, il vous faut bien convenir qu’on verrait bientôt s’épanouir, au fond ténébreux des glacières, toutes les floraisons de la pourriture.