Les Horizons Perdus

 

JAMES HILTON

 

 

 

LES HORIZONS PERDUS

 

 

Traduit de l’anglais

par Hélène Godard

 

 

 

 

10/18


 

Série « Domaine étranger »

dirigée par Jean-Claude Zylberstein

 

Titre original :

Lost Horizon


 

Prologue

Les cigares s’éteignaient et nous commencions à éprouver la désillusion qui s’empare généralement d’anciens camarades de classe se retrouvant après plusieurs années et n’ayant plus grand-chose en commun. Rutherford écrivait des romans ; Wyland était secrétaire d’ambassade ; il venait de nous offrir à dîner à Tempelhof – sans grande joie, je suppose, mais avec la bonhomie que les diplomates doivent toujours garder en réserve pour de telles occasions. Il paraissait vraisemblable que seul le fait que nous fussions trois Anglais célibataires en pays étranger nous eût réunis et j’en avais déjà conclu que la tendance à la prétention qui se trouvait depuis toujours en Wyland Tertius n’avait pas diminué avec les années et que je lui préférais M.V.O. Rutherford. Celui-ci s’était bien dégagé de l’enfant malingre et précoce que j’avais tantôt protégé, tantôt tourmenté. La supposition qu’il gagnait plus d’argent et menait la vie la plus intéressante de nous trois, conférait à Wyland et à moi un unique sentiment commun – une pointe d’envie.

Malgré tout, la soirée ne manquait pas d’intérêt. Nous avions un beau coup d’œil sur les lourdes machines de la Lufthansa arrivant de tous les coins de l’Europe centrale et, à la tombée de la nuit, quand les réflecteurs s’allumèrent, la scène se para d’un éclat théâtral. Un des avions était anglais et son pilote, en tenue de vol, longea notre table et salua Wyland qui ne le reconnut pas tout d’abord. Quand la mémoire lui fut revenue, il nous la présenta et l’arrivant se joignit à nous. C’était un plaisant jeune homme, répondant au nom de Sanders. Wyland s’excusa et fit une remarque sur la difficulté de reconnaître quelqu’un affublé de la combinaison et du casque d’aviateur. Sanders rit et répondit :

— Oh ! je sais. N’oubliez pas que j’étais à Baskul.

Wyland rit aussi, mais moins spontanément et la conversation dévia sur d’autres sujets.

La présence de Sanders ajouta une note attrayante à notre petit groupe et nous bûmes une bonne quantité de bière ensemble. Vers dix heures, Wyland nous quitta un moment pour aller causer avec quelqu’un à une table voisine et Rutherford, dans le silence qui suivit son départ, remarqua :

— Dites-moi, vous venez de mentionner Baskul. Je connais un peu l’endroit. À quoi faisiez-vous allusion, que s’y est-il passé ?

Sanders sourit plutôt timidement.

— Oh ! rien d’extraordinaire. Une période mouvementée pendant que j’y faisais mon service. (Mais il était jeune et incapable de garder un secret pour lui.) Le fait est qu’un Afghan, ou un Afridi, ou Dieu sait qui, a filé avec un de nos appareils. Une affaire d’une audace inouïe. L’individu, après avoir guetté le pilote, l’assomma, chipa son uniforme et grimpa dans la carlingue sans que personne s’en aperçût. Il fit des signaux réglementaires aux mécaniciens et s’envola dans un style parfait. Le hic, c’est qu’il n’est jamais revenu.

Rutherford paraissait intéressé.

— Quand est-ce arrivé ?

— Ça doit faire un an. En mai 31. Nous étions chargés d’évacuer les populations civiles de Baskul à Peshawar, à cause de la révolution – peut-être avez-vous souvenir de cette histoire. Tout le monde était un peu sens dessus dessous, sinon je ne pense pas que ce coup de main aurait pu réussir. Mais c’est arrivé et cela prouve jusqu’à quel point l’habit fait le moine, n’est-ce pas ?

Rutherford continuait de s’intéresser au récit.

— J’aurais pensé qu’il y avait, par avion, plus d’un homme responsable dans ces cas-là ?

— En général, oui, dans les avions affectés au transport des troupes, mais celui-là était spécial, construit à l’origine pour quelque maharadjah – un équipement remarquable. Les troupes de surveillance l’utilisaient pour des vols à haute altitude dans le Cachemire.

— Et vous dites qu’il n’a jamais atteint Peshawar ?

— Il n’y est jamais arrivé et n’a atterri nulle part ailleurs, du moins à notre connaissance. D’où l’étrangeté de l’affaire. Évidemment, si le type appartenait à une tribu, il a pu emmener les passagers pour les rançonner. Il me semble qu’ils ont tous dû être tués. Il y a quantités d’endroits près des frontières où vous pouvez vous écraser sans qu’on vous retrouve jamais.

— Oui. Je connais ces régions. Combien y avait-il de passagers ?

— Quatre, je crois. Trois hommes et une femme missionnaire.

— Est-ce que, par hasard, l’un d’eux ne s’appelait pas Conway ?

Sanders eut l’air surpris.

— Mais, au fait… oui. « Glori » Conway – vous le connaissiez ?

— Nous étions ensemble à l’école, dit Rutherford avec une légère emphase.

— En tout cas, c’était un rudement chic type, à en juger par ce qu’il fit à Baskul, continua Sanders.

Rutherford acquiesça.

— Oui, sans doute… mais comme c’est extraordinaire… extraordinaire…

On aurait dit qu’il faisait un effort pour rassembler ses esprits, comme si son cerveau s’était égaré un instant.