Conway s’était assis au clavier et avait commencé à jouer un morceau très vite, que je ne reconnus pas, mais qui ramena immédiatement Sieveking, très intéressé, pour demander ce que c’était. Conway, après un long et étrange silence, put seulement répondre qu’il ne savait pas. Sieveking trouva ce fait incroyable et s’émut de plus en plus. Conway fit alors un immense effort physique et mental pour éclaircir sa mémoire et déclara finalement que c’était une étude de Chopin. Je ne pensais pas moi-même que ce fût possible et ne m’étonnai pas quand Sieveking le nia. Seulement Conway s’indigna avec une violence qui me surprit beaucoup, car, jusqu’à présent, il n’avait encore manifesté aucun intérêt pour quoi que ce fût.

« — Mon cher ami, reprit Sieveking, je connais tout ce qui existe de Chopin et je puis vous assurer qu’il n’a jamais écrit ce que vous venez de jouer. Il aurait pu le faire, c’est tout à fait son style, mais ce n’est pas de lui. Je vous défie de m’en montrer une seule édition.

« À quoi Conway répondit au bout d’un moment :

« — Oh ! oui, je me rappelle maintenant – ça n’a jamais été publié. Un de ses élèves me l’a appris, lors d’une entrevue particulière… Voici autre chose de lui qui n’a jamais été édité.

Rutherford me jeta un regard inquisiteur avant de continuer :

— J’ignore si vous êtes musicien, mais je vous crois capable de vous imaginer la surexcitation de Sieveking, et la mienne également, tandis que Conway continuait de jouer. Pour moi c’était une lueur, très mystérieuse, sur son passé – le premier signe de tout ce qui gisait dans l’oubli. Sieveking, bien entendu était absorbé par le problème musical – plein de perplexités, si vous vous rappelez que Chopin est mort en 1849.

« Le mystère restait impénétrable, d’autant plus qu’il y avait une douzaine de témoins, entre autres un professeur d’une université californienne de grande réputation. Il était évidemment facile de dire que, chronologiquement, l’explication de Conway ne tenait pas debout, mais restait à expliquer la musique elle-même. Si ce n’était pas ce que disait Conway, qu’était-ce ? Sieveking m’assura que si on publiait ces deux morceaux, ils se trouveraient dans le répertoire de tout virtuose avant six mois. Même si c’est une exagération, elle vous montre l’opinion de Sieveking. Après une longue discussion, nous n’étions pas plus avancés qu’avant, car Conway maintenait son explication et, comme il commençait à paraître fatigué, je m’efforçai de le soustraire à son entourage et de l’emmener se coucher. En dernier lieu, la conversation se porta sur des enregistrements de disques de gramophone. Sieveking déclara vouloir faire tous les arrangements nécessaires sitôt qu’ils atteindraient l’Amérique et Conway promit de jouer devant le micro. J’ai souvent pensé qu’il était fort dommage qu’il n’eût pu tenir ses engagements.

Rutherford jeta un bref regard sur sa montre et m’assura que j’aurais largement le temps de prendre mon train, vu que son récit touchait pratiquement à sa fin.

— Cette nuit-là – la nuit du récital – il recouvra la mémoire. Nous étions tous deux allés nous coucher et je ne dormais pas encore quand il entra dans ma cabine pour m’en faire part. Son visage s’était figé dans ce que l’on pourrait appeler l’expression d’une tristesse accablante – une sorte de tristesse universelle, si vous savez ce que j’entends par là – quelque chose de distant ou d’impersonnel, un Wehmut ou Weltschmerz, ainsi que l’appellent les Allemands. Il me dit pouvoir se remémorer en détail ce qui avait commencé à se faire jour dans son cerveau, quoique un peu confusément, alors que Sieveking jouait. Il resta longtemps assis au bord de mon lit, et je le laissai prendre son temps et me raconter les faits à sa manière. Je lui dis que j’étais heureux qu’il eût retrouvé sa mémoire, mais que je le déplorais s’il souhaitait déjà qu’il n’en fût rien. Il leva alors les yeux et m’adressa ce que je considérerai toujours comme le plus élogieux des compliments :

« — Dieu merci ! Rutherford, vous êtes capable de me comprendre.

Au bout d’un moment, je m’habillai et le persuadai de faire de même et nous marchâmes de long en large sur le pont. La nuit était calme, étoilée et très chaude, la mer avait une apparence pâle, épaisse comme du lait condensé. Sans les vibrations des machines, nous aurions pu nous croire en train de longer un quai. Je laissai la parole à Conway, sans lui poser de questions. À l’approche de l’aube, il commença à parler sans interruption et le soleil brillait haut dans le ciel quand il termina. En disant « termina », je n’entends pas qu’il ne lui restait rien d’autre à me dire après cette première confession. Pendant les vingt-quatre heures qui suivirent, il boucha encore passablement de lacunes.