Il était très malheureux et n’aurait pas pu dormir, si bien que nous parlâmes presque sans discontinuer. Au milieu de la nuit suivante, le bateau devait arriver à Honolulu. Le soir précédent, nous bûmes ensemble dans ma cabine ; il me quitta vers dix heures et je ne l’ai jamais revu.

— Vous ne voulez pas dire…

J’avais dans mon cerveau la vision fort nette d’un suicide très calme et délibéré auquel j’avais assisté une fois à bord d’un navire entre Holyhead et Kingstown.

Rutherford rit.

— Oh ! bonté divine, non. Ce n’était pas son genre. Il m’a simplement faussé compagnie. Ce n’était pas difficile à descendre à terre, mais il a dû trouver plus malcommode d’échapper aux personnes que j’avais lancées à sa poursuite, ce que je ne manquai pas de faire. Plus tard, j’ai appris qu’il avait réussi à se joindre à l’équipage d’un cargo de bananes se rendant aux îles Fidji.

— Comment l’avez-vous su ?

— Par lui directement. Il m’écrivit trois mois plus tard, de Bangkok, joignant un chèque pour couvrir les dépenses qu’il m’avait occasionnées. Il me remerciait et disait se très bien porter. Il ajoutait également qu’il allait partir pour un long voyage – dans le Nord-Ouest. Rien de plus…

— Que voulait-il dire ?

— Oui, c’est vague, n’est-ce pas ? Pas mal d’endroits se trouvent au nord-ouest de Bangkok, même Berlin, si l’on veut.

Rutherford s’arrêta et remplit nos deux verres. C’était une histoire étrange – ou tout au moins, il me l’avait présentée comme telle ; je ne savais à quoi m’en tenir. La partie musicale, quoique troublante, ne m’intéressait pas autant que le mystère de l’arrivée de Conway à cet hôpital missionnaire chinois ; je fis cette remarque. Rutherford me répondit qu’en fait, tout cela faisait partie du même problème.

— Mais comment est-il arrivé à Chung-Kiang ? demandai-je. Je suppose qu’il vous en a parlé cette nuit-là sur le bateau.

— Il m’en a dit quelque chose et, après vous en avoir tant raconté, ce serait absurde de ma part de vous celer le reste. Seulement, l’histoire est assez longue et je n’aurais pas le temps de vous en retracer même les contours avant le départ de votre train. Du reste, il y a une manière plus agréable. J’hésite un peu à révéler les artifices déshonorants de ma profession, mais la vérité est que l’histoire de Conway, en y réfléchissant plus tard, me plut énormément. J’avais commencé par prendre quelques notes après nos différentes conversations sur le bateau, afin de ne pas oublier les détails ; plus tard, alors que certains aspects du récit commençaient à avoir plus d’emprise sur moi, j’éprouvai le besoin de faire plus – de rassembler en une seule narration les fragments récoltés. Ce qui ne veut pas dire que j’aie inventé ou altéré quoi que ce soit. Il m’en avait raconté suffisamment – il parlait avec abondance et savait créer une atmosphère. Je crois aussi que je commençais à comprendre l’homme lui-même.

Il s’approcha d’une petite valise et en sortit un manuscrit tapé à la machine.

— Tenez, le voilà, vous pouvez en penser ce que vous voudrez.

— Ce qui veut dire que je ne suis pas tenu d’y croire ?

— Oh ! même pas. Mais, faites attention, si vous y croyez, ce sera pour la fameuse raison de Tertullien – vous rappelez-vous ? – quia impossibile est. Peut-être n’est-ce pas un mauvais argument. De toute manière, faites-moi savoir ce que vous en pensez.

J’emportai le manuscrit et en lus la majeure partie dans l’express d’Ostende. J’avais l’intention de le retourner avec une longue lettre dès mon arrivée en Angleterre, mais j’en fus empêché et, avant d’avoir pu le mettre à la poste, je reçus une courte note de Rutherford, me disant qu’il avait commencé ses pérégrinations et n’aurait pas d’adresse fixe pendant plusieurs mois. Il partait pour le Cachemire et ensuite « à l’est ». Je ne fus pas surpris.


 

1

Le 20 mai, la situation ayant beaucoup empiré à Baskul, des avions arrivèrent de Peshawar pour évacuer les résidents blancs. Ces derniers se montaient environ au nombre de quatre-vingts et la grande majorité effectua le voyage en toute sécurité dans des avions affectés au service des troupes. Mais on utilisa aussi d’autres appareils, parmi lesquels un avion privé, prêté par le maharadjah de Changapore. Vers dix heures du matin, quatre passagers s’y embarquèrent : Miss Roberta Brinklow, de la Mission orientale ; Henri D. Barnard, citoyen américain ; Hugh Conway, consul de Sa Majesté ; et le capitaine Charles Mallinson, vice-consul de Sa Majesté.

Ces noms sont tels qu’ils parurent plus tard dans les journaux.

 

Conway avait trente-sept ans.