Les Météores
MICHEL TOURNIER
de l’Académie Goncourt
LES MÉTÉORES
Éditions Gallimard, 1975.
CHAPITRE PREMIER
Les Pierres Sonnantes
Le 25 septembre 1937, un courant de perturbations circulant de Terre-Neuve à la Baltique dirigeait dans le couloir de la Manche des masses d’air océanique doux et humide. À 17 h 19 un souffle d’ouest-sud-ouest découvrit le jupon de la vieille Henriette Puysoux qui ramassait des pommes de terre dans son champ, fit claquer le store du Café des Amis de Plancoët, rabattit brutalement l’un des volets de la maison du docteur Bottereau en bordure du bois de la Hunaudaie, tourna huit pages des Météores d’Aristote que lisait Michel Tournier sur la plage de Saint-Jacut, souleva un nuage de poussière et de paille broyée sur la route de Plélan, mouilla d’embruns le visage de Jean Chauvé qui engageait sa barque dans la baie de l’Arguenon, fit bouffer et danser sur la corde où ils séchaient les sous-vêtements de la famille Pallet, emballa l’éolienne de la ferme des Mottes, et arracha une poignée de feuilles dorées aux bouleaux blancs du jardin de la Cassine.
Le soleil s’inclinait déjà derrière la colline où les innocents de Sainte-Brigitte cueillaient des asters et des chicorées sauvages qui s’amoncelleraient le 8 octobre en bouquets maladroits aux pieds de la statue de leur patronne. Cette côte de la baie de l’Arguenon, orientée à l’est, ne reçoit le vent marin que des terres, et Maria-Barbara retrouvait à travers les brumes salées des marées de septembre l’odeur âcre des fanes brûlant dans tout l’arrière-pays. Elle jeta un châle sur les deux jumeaux noués l’un à l’autre dans le même hamac.
Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c’est difficile de se rappeler l’âge des enfants ! Comment se souvenir de quelque chose qui change constamment ? Surtout pour ces deux-là, si chétifs, si peu mûrs. D’ailleurs cette immaturité, cet attardement de ses deux derniers apaise et rassure Maria-Barbara. Elle les a allaités plus longtemps qu’aucun de ses autres enfants. Elle a lu un jour avec émotion que les mères eskimos donnaient le sein à leurs enfants jusqu’à ce qu’ils fussent capables de mâcher le poisson gelé et la viande boucanée – donc jusqu’à trois ou quatre ans. Ceux-là au moins, ce n’est pas fatalement pour s’éloigner de leur mère qu’ils apprennent à marcher. Elle a toujours rêvé d’un enfant qui viendrait à elle debout, bien droit sur ses petites jambes, et qui d’autorité dégraferait de ses mains son corsage, sortirait la gourde de chair et boirait, comme un homme à la bouteille. En vérité elle n’a jamais bien su dégager du nourrisson l’homme, le mari, l’amant.
Ses enfants… Cette mère innombrable ne sait pas au juste combien ils sont. Elle s’y refuse. Elle ne veut pas compter, comme elle s’est refusée pendant des années à lire dans le visage de son entourage un reproche grandissant, une sourde menace. Stérilisée. La naissance des jumeaux a exigé une brève anesthésie. En aurait-on profité pour commettre l’horrible attentat ? Édouard se serait-il prêté à ce complot ? Le fait est qu’elle n’a plus enfanté depuis. Sa vocation maternelle paraît s’être épuisée dans cette naissance double. D’habitude, elle commence à être inquiète dès que son plus jeune est sevré. Elle appartient à la race des femmes qui ne sont heureuses et équilibrées qu’enceintes ou allaitantes. Mais on dirait que ses jumeaux l’ont comblée définitivement. Peut-être y a-t-il des « mères gémellaires » dont chaque enfant est à demi manqué aussi longtemps qu’il ne naît pas flanqué d’un frère-pareil…
Un concert d’aboiements et de rires. C’est Édouard qui vient d’arriver. Son voyage à Paris aura duré moins longtemps qu’à l’accoutumée. Perdrait-il en vieillissant le goût des escapades dans la capitale ? Il est monté à la Cassine pour se changer. Puis il va venir saluer Maria-Barbara. Il s’approchera à pas de loup derrière sa chaise longue. Il penchera son visage vers le sien, et ils se regarderont à l’envers. Il la baisera au front et il viendra se placer devant elle, grand, mince, élégant, avantageux, avec un sourire tendre et ironique sur lequel il aura l’air de poser l’index, comme pour mieux le lui montrer, en lissant du bout du doigt sa courte moustache.
Édouard est le second mari de Maria-Barbara. Le premier, elle l’a à peine connu.
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