De quoi est-il mort au juste ? En mer, certes, et d’ailleurs il était second officier dans la Marine marchande. Mais de maladie ou d’accident ? Elle ne s’en souvient qu’obscurément. Peut-être a-t-il disparu simplement parce que sa femme était tellement absorbée par sa première grossesse qu’elle en avait oublié son éphémère auteur.

Sa première grossesse… C’est le jour où la jeune femme a su qu’elle attendait un enfant que sa vraie vie a commencé. Avant, c’était l’adolescence, les parents, l’attente au ventre plat et affamé. Ensuite les grossesses ne se succèdent pas, elles se fondent en une seule, elles deviennent un état normal, heureux, à peine coupé par de brèves et angoissantes vacances. Peu importait l’époux, le semeur, le donneur de cette pauvre chiquenaude qui déclenche le processus créateur.

Les jumeaux remuent en gémissant, et Maria-Barbara se penche sur eux, le cœur serré une fois de plus par l’étrange métamorphose qu’opère le réveil sur leur visage. Ils dorment, et, rendus au plus intime d’eux-mêmes, ramenés à ce qu’il y a en eux de plus profond et de plus immuable – ramenés à leur fonds-commun – ils sont indiscernables. C’est le même corps enlacé à son double, le même visage aux paupières mêmement abaissées qui présente à la fois sa face et son profil droit, l’une ronde et sereine, l’autre sec et pur, tous deux murés dans un refus unanime de ce qui n’est pas l’autre. Et c’est ainsi que Maria-Barbara les sent le plus près d’elle. Leur ressemblance immaculée est l’image des limbes matriciels d’où ils sont sortis. Le sommeil leur restitue cette innocence originelle dans laquelle ils se confondent. En vérité tout ce qui les éloigne l’un de l’autre les éloigne de leur mère.

Le vent est passé sur eux, et ils sont parcourus par le même frisson. Ils se dénouent. L’environnement reprend possession de leurs sens. Ils s’ébrouent, et les deux visages répondant différemment à l’appel de la vie extérieure deviennent ceux de deux frères, celui de Paul, sûr de lui, volontaire, impérieux, celui de Jean, inquiet, ouvert, curieux.

Jean-Paul se dresse sur son séant et dit : « J’ai faim. » C’est Paul qui a parlé, mais Jean, tapi derrière lui, tendu comme lui vers Maria-Barbara, a accompagné cet appel, lancé ainsi conjointement.

Maria-Barbara prend dans une corbeille d’osier une pomme qu’elle offre à Paul. L’enfant la repousse d’un air étonné. Elle saisit un couteau d’argent et coupe en deux le fruit qu’elle tient dans sa main gauche. La lame s’enfonce en crissant dans la collerette de cinq minuscules feuilles desséchées qui s’épanouit au creux de la face inférieure de la pomme. Un peu d’écume blanche mousse au bord de la peau tranchée par la lame. Les deux moitiés se séparent retenues encore par la courte queue de bois. La pulpe humide et pelucheuse entoure une loge cornée en forme de cœur où s’incrustent deux pépins bruns et cirés. Maria-Barbara donne une moitié à chaque jumeau. Ils examinent avec attention leur part, et, sans un mot, ils en font l’échange. Elle ne cherche pas à comprendre le sens de ce petit rite dont elle sait seulement qu’il ne relève pas d’un caprice enfantin. La bouche pleine, les jumeaux engagent un de ces longs et mystérieux conciliabules dans cette langue secrète qu’on appelle dans la famille l’éolien. Le réveil les a un moment séparés en les arrachant à la confusion du sommeil. Ils recréent maintenant l’intimité gémellaire en réglant le cours de leurs pensées et de leurs sentiments par cet échange de sons caressants où l’on peut entendre à volonté des mots, des plaintes, des rires ou de simples signaux.

Un épagneul feu déboule sur la prairie et entoure de sauts joyeux le « bivouac » de Maria-Barbara. Une tête se penche au-dessus d’elle, à l’envers, un baiser tombe sur son front.

– Bonsoir, ma chérie.

Édouard est maintenant devant elle, grand, mince, élégant, avantageux, le visage éclairé d’un sourire tendre et ironique qu’il paraît souligner de l’index en lissant sa courte moustache.

– Nous ne vous attendions pas si tôt, dit-elle. C’est une bonne surprise. Paris vous amuse moins, on dirait.

– Vous savez, je ne vais pas à Paris seulement pour m’amuser.

Il ment.