Mais à travers le réseau de son calendrier, la météorologie l’éclaboussait de pluie et de soleil, introduisant dans ses tables immuables, l’irrationnel, l’imprévu. Son génie chronologique qui avait proliféré aux dépens de toutes ses autres facultés le laissait nu et sans défense devant les désordres de l’atmosphère. Or ce grand nerveux, d’une effrayante fragilité, avait besoin pour survivre de remplir son espace temporel d’une structure régulière ne laissant aucun creux, c’est-à-dire aucun temps mort, aucun temps fou. Le temps vide était un abîme où il basculait avec horreur. Les intempéries perturbaient la succession circulaire du calendrier en y introduisant une série sans raison, une histoire de fou.

(Personne n’a mieux connu que moi cette peur des soubresauts chaotiques dont la vie quotidienne est faite, et ce recours à un équilibre sidéral, stérile et pur. Noué à mon frère-pareil en posture ovoïde, la tête serrée entre ses cuisses, comme un oiseau cache sa tête sous son aile pour dormir, environné d’une odeur et d’une chaleur qui étaient miennes, je pouvais être sourd et aveugle aux chassés-croisés imprévisibles qui tournoyaient autour de nous.

Et puis il y a eu l’arrachement, le coup de hache qui nous a séparés, l’horrible amputation dont j’ai cherché la guérison de par le monde, enfin cette autre blessure m’arrachant une seconde fois à moi-même et me clouant sur cette chaise longue, face à la baie de l’Arguenon dont je vois les eaux refluer en nappes miroitantes. J’ai survécu à cette destruction de la paix gémellaire ; Franz a succombé aux assauts lancés par les vents et les nuées à sa forteresse chronologique. Mais personne n’est mieux placé que moi pour le comprendre.)

Je le comprends et je crois avoir percé le secret de son calendrier millénaire comme de sa fugue mortelle. L’esprit de Franz était bien le désert que révélaient tous les tests d’intelligence auxquels on le soumit. Mais parce que ce vide lui était affectivement insupportable, il avait réussi à trouver deux cerveaux mécaniques extérieurs – l’un nocturne, l’autre diurne – pour le combler. Le jour, il vivait branché en quelque sorte sur le vieux métier Jacquard de la fabrique. La nuit, il se faisait bercer par les feux de la baie de l’Arguenon…

Je comprends d’autant mieux la fascination exercée sur Franz par le grand jacquard que j’y ai été moi-même toujours sensible. L’antique et grandiose machine occupait le centre du chœur de l’ancienne nef et se trouvait ainsi couronnée par une sorte de coupole. Cet emplacement pouvait se justifier par sa hauteur exceptionnelle. Alors que les métiers actuels sont bâtis autant que possible horizontalement comme leurs ancêtres, l’ancien jacquard est surmonté d’une vaste superstructure qui forme baldaquin ou clocher et qui comprend le prisme cubique sur lequel basculent les cartons perforés, les aiguilles verticales commandant chacune l’une des arcades à laquelle sont attachées toutes les lices dont les fils ont la même fonction, les aiguilles horizontales en contact avec les cartons, et bien entendu les axes et les roues de transmission actionnant l’ensemble. Pourtant cette hauteur particulière à l’ancien jacquard n’est pas telle qu’il n’aurait pu trouver place n’importe où dans l’ancienne nef. Non, cette place privilégiée, sous la coupole du chœur, répondait précisément au sentiment de respect et d’admiration que chacun aux Pierres Sonnantes éprouvait pour l’objet savant et vénérable, symbolisant toute la noblesse artisanale du tissage.

Mais c’était pour sa musique que Franz hantait des journées entières les abords du jacquard. Le chant du jacquard était bien différent du ronflement métallique et confus des métiers modernes. L’abondance des pièces de bois, la lenteur relative de son mouvement, les articulations complexes mais somme toute peu nombreuses et à tout le moins dénombrables pour une oreille exercée, tout contribuait à conférer au bruit du vieux métier une distinction qui l’apparentait à un langage. Oui, le jacquard parlait, et Franz comprenait sa langue. L’ensemble des cartons s’enroulant en chaîne sans fin autour du prisme et commandant par leurs perforations le ballet des lices et le dessin du tissu dictait à la machine l’équivalent d’un discours. Or voici l’essentiel : ce discours, quelle que soit sa longueur ou sa complexité, se répétait indéfiniment lui-même puisque les cartons attachés bout à bout étaient en nombre fini. Franz avait trouvé dans le chant du grand jacquard ce dont il avait un besoin urgent, impérieux, vital, une progression assujettie à une raison et formant par conséquent un circuit fermé. Dans ce tic-tac nombreux mais rigoureusement concerté, son cerveau malade était conforté et entraîné, comme un soldat au sein d’un bataillon parfaitement discipliné. Je me suis même formulé une hypothèse dont je n’ai pas la preuve, mais qui me paraît extrêmement probable. Je pense que le discours du jacquard fut en quelque sorte le modèle sur lequel Franz construisit son calendrier géant. Les 7 jours de la semaine, les 28, 29, 30 et 31 jours des mois, les 12 mois de l’année, les 100 années du siècle, ce système est apparemment sans rapport avec la formule du croisé – sergé à 4 ou 6 fils –, du gros de Tours – qui s’obtient en augmentant d’un « pris » dans le sens de la chaîne le pointé de l’armure unie – ou du gros de Naples – cette augmentation d’un « pris » se faisant alors dans le sens de la trame – etc., du moins présente-t-il une complexité du même ordre et des retours réguliers de périodes comparables. La pensée chaotique de Franz que disloquaient les intempéries avait fait du grand jacquard un auxiliaire et comme un prolongement d’elle-même, d’une bienfaisante régularité. Le jacquard tenait lieu à Franz d’organisation cérébrale. Il pensait par lui et pour lui, une pensée évidemment monstrueuse par sa monotonie et sa complexité, et dont le seul produit était le calendrier millénaire.

Cette hypothèse trouve une confirmation dans l’état de prostration où sombrait Franz chaque fois que le bourdonnement des ateliers se taisait.