Mais précisément ne s’agissait-il pas – se demandait-on – d’un phénomène de suradaptation, et ne convenait-il pas de le transplanter pour l’obliger à rompre ses blocages et à retrouver la souplesse d’accommodation de la vie ? C’est ce qui fut tenté lorsqu’on l’envoya dans un centre d’apprentissage spécialisé à Matignon. La dégradation foudroyante de sa personnalité, consécutive à ce déracinement, imposa un retour précipité aux Pierres Sonnantes où les choses reprirent leur cours normal. Les médecins et les éducateurs auraient beaucoup appris si cette tentative malheureuse les avait amenés à explorer la nature des liens vitaux qui attachaient Franz aux Pierres Sonnantes. Les rouages de cette âme étaient pourtant assez simples. Il est vrai que je dispose pour les démonter – outre du souvenir de notre intimité – d’un instrument d’appréhension et de compréhension unique en son genre, cette intuition gémellaire dont les sans-pareil sont privés. Garde-toi d’une injuste rigueur à leur sujet !

Suradaptation aux Pierres Sonnantes, impossibilité de s’acclimater ailleurs, fixité, immobilité… Oui, ce que Franz haïssait plus que tout au monde, c’était le changement, la nécessité pour lui de s’adapter à une situation, à des personnes nouvelles. Il avait très vite compris que les hommes et les femmes sont d’incorrigibles agités, toujours remuant, bouleversant, courant, exigeant à tout moment des réponses nouvelles les uns des autres. Alors il s’était rétracté. Il avait fui la société de ses semblables à l’intérieur de lui-même, barricadé dans une forteresse de mutisme et de refus, tremblant et ramassé au plus profond de son trou, comme un lièvre au gîte.

Mais il y avait le temps. Les hommes n’étaient pas les seuls fauteurs de trouble de l’univers. Le temps était son cauchemar, le temps au double sens du mot : l’écoulement inexorable des minutes, des heures, des jours, des ans, mais aussi les alternances de pluie et de beau temps. Le soir, Franz était souvent tenaillé par une sourde angoisse, et il fixait obstinément les yeux au sol en sentant la lumière baisser autour de lui, terrifié à l’avance par ce qu’il verrait s’il levait le regard vers le ciel, ces édifices de nuages crémeux et bourgeonnants qui s’avançaient à des hauteurs vertigineuses en croulant lentement les uns sur les autres, comme des montagnes minées, soulevées par un tremblement de terre.

Contre cette irruption du changement et de l’imprévisible dans son île déserte, il avait édifié des défenses. La première, la plus enfantine, il l’avait trouvée auprès de la vieille Méline dont il avait été l’inséparable compagnon – et comme le petit-fils adoptif – les premiers temps de son arrivée. Comme tous les paysans de jadis, Méline suivait la ronde des saisons et les rythmes météorologiques avec une extrême attention en s’aidant d’almanachs, de calendriers et de tout un trésor de proverbes et de dictons. Franz, qui avait toujours opposé un front de bélier à tous les efforts des éducateurs pour lui apprendre ne fût-ce qu’à lire et à écrire, avait assimilé avec une stupéfiante facilité le contenu de tout ce qui lui était tombé sous la main et qui était propre à emprisonner le temps qui passe dans un tableau mécanique où l’avenir et le hasard paraissent eux-mêmes fixés à jamais. Il s’était mis à parler, et on l’entendait parfois réciter les jours de tel ou tel mois passé ou futur – avec ses saints et ses fêtes, agrémentés d’adages ayant toujours trait aux couleurs du ciel, et les assujettissant à quelque retour ou règle de fréquence. « À la Sainte-Luce les jours croissent d’un saut de puce. » « Avril pluvieux et mai venteux font l’an fertile et plantureux. » « Ciel rouge au soir, blanc au matin, c’est la journée du pèlerin. » « Février, le plus court des mois, est de tous le pire à la fois. » « Noël au balcon, Pâques aux tisons. » « Petite pluie abat grand vent. » « Pluie d’avril, rosée de mai. » « Temps pommelé et femme fardée ne sont pas de longue durée »… C’était une litanie dont Méline l’avait bercé et qui calmait ses angoisses. Mais il restait la victime des extrêmes météorologiques, et lorsqu’un orage menaçait, on savait à Sainte-Brigitte qu’il fallait le surveiller plus étroitement parce qu’il devenait capable de tous les coups de folie.

Ce fut Méline elle-même qui détruisit d’un mot banal, prononcé machinalement, l’édifice chronologique et proverbial dans lequel son enfant adoptif abritait sa démence. Un jour de janvier que chauffait un beau soleil, étonnamment haut dans le ciel bleu, elle prononça cette phrase à coup sûr inventée par une femme et répétée depuis par toutes les femmes, sous toutes les latitudes : « Il n’y a plus de saison. » La remarque est banale. Parce que les variations saisonnières servent de cadre à notre mémoire, notre passé nous paraît plus fortement teinté que le présent par les couleurs conventionnelles des mois de l’année, et cela d’autant plus qu’il est plus lointain. Le système de Franz devait être déjà éprouvé par des infidélités indéniables. La petite phrase de Méline frappa l’enfant comme la foudre. Il se jeta sur le sol en proie à des convulsions. Il fallut l’emporter, lui faire une piqûre calmante.

Dès lors s’accomplit en lui un changement qu’on pouvait interpréter comme sa puberté, une puberté accordée à sa nature torturée et excentrique. Il se détacha de Méline au point de paraître l’éviter. Abandonnant les dictons, proverbes et adages météorologiques, il parut renoncer à vouloir domestiquer le ciel, dont il subit les caprices avec une redoutable violence. On aurait dit qu’une cassure s’était produite pour lui dans cette équivoque notion de temps, qui couvre des choses aussi apparemment éloignées que le système des jours, des heures et des années, et ces alternances capricieuses de nuages et de ciel bleu, la chronologie et la météorologie, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus prévisible et ce qui demeure irrémédiablement imprévu. Cette équivoque peut avoir son charme, car elle charge de vie concrète et jaillissante le cadre temporel vide et abstrait où nous sommes enfermés. Pour Franz, c’était l’enfer. Dès que Méline eut prononcé la formule magique qui levait la mainmise du calendrier sur les troubles de l’atmosphère, son angoisse lancinante le jeta dans l’élaboration de son calendrier géant où les jours et les nuits des millénaires étaient figés à tout jamais, comme les cellules d’une ruche.