Il fallait se défendre, se reprendre, car elle savait quelle force doucereuse, irrésistible, implacable pouvait émaner de la colline des innocents. Elle le savait par l’exemple d’une poignée de femmes venues parfois par hasard, pour un temps limité, pour un stage, par curiosité ou par conscience professionnelle d’éducatrice voulant avoir un aperçu des méthodes employées à l’égard des jeunes handicapés. Il y avait une première période d’accoutumance pendant laquelle la nouvelle devait faire effort pour surmonter la répugnance que lui inspiraient malgré elle la laideur, la gaucherie, parfois la saleté de ces enfants, d’autant plus décourageants que, tout anormaux qu’ils étaient, ils n’étaient pas malades, la plupart se portaient même mieux que la moyenne des enfants normaux, comme si la nature, les ayant suffisamment éprouvés, les tenait quittes des maladies ordinaires. Cependant le poison agissait insensiblement, et la pitié dangereuse, tentaculaire, tyrannique enveloppait le cœur et la raison de sa proie. Certaines partaient sur un coup de force désespéré, pendant qu’il était encore temps peut-être de s’arracher à l’emprise mortelle pour ne plus entretenir désormais que des relations équilibrées avec des hommes et des femmes ordinaires, sains et autonomes. Mais la redoutable faiblesse des innocents avait raison de cet ultime sursaut, et, obéissant à l’appel muet mais impérieux de Sainte-Brigitte, elles revenaient, vaincues, se sachant prisonnières à vie désormais, prétextant cependant un nouveau stage, des recherches supplémentaires, des projets d’études qui ne trompaient personne.
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En épousant Maria-Barbara, Édouard était devenu le directeur et le principal actionnaire de l’usine de textile des Pierres Sonnantes dont son beau-père avait hâte de déposer la charge. Pourtant on l’aurait beaucoup surpris en lui disant qu’il faisait un mariage d’argent, tant il allait de soi pour lui que s’accordassent ses intérêts et ses inclinations. L’entreprise se révéla très vite d’ailleurs une source de déceptions assez amères. Les vingt-sept métiers de la fabrique étaient en effet d’un type suranné, et il n’y avait d’espoir de sauver l’entreprise qu’en investissant une fortune pour renouveler tout le matériel. Malheureusement à la crise que traversait l’économie occidentale s’ajoutait le malaise d’une mue technique profonde et incertaine qui affectait à cette époque les industries textiles. On parlait notamment de métiers à tisser circulaires, mais ils constituaient une innovation révolutionnaire, et les premiers utilisateurs assumeraient des risques incalculables. De prime abord Édouard avait été séduit par une spécialité des Pierres Sonnantes, la grenadine, tissu de laine et de soie à armure façonnée, draperie légère, claire, transparente, exclusivement destinée aux grands couturiers. Il s’était épris de l’équipe de liciers et de l’antique jacquard consacrés à ce tissu de haut luxe, et il donnait tous ses soins à cette production de faible débit, aux débouchés capricieux et médiocrement bénéfiques.
Le salut de l’entreprise reposait en fait sur les épaules de Guy Le Plorec, ancien mécanicien d’atelier passé contremaître et faisant office de sous-directeur. La solution aux difficultés des Pierres Sonnantes, Le Plorec l’avait trouvée aux antipodes de la grenadine, en adjoignant aux ateliers d’ourdissage et de tissage une matelasserie de trente cardeuses qui avait le mérite d’absorber une part substantielle de la toile fabriquée sur place. Mais cette innovation avait contribué à détourner Édouard d’une entreprise pleine d’aléas et de chausse-trapes qui paraissait de surcroît ne pouvoir survivre qu’en s’enfonçant dans la trivialité. L’ouverture de la matelasserie avait en outre amené un renfort d’ouvrières sans tradition artisanale, faiblement spécialisées, cultivant l’absentéisme et la revendication, qui contrastait avec le corps aristocratique et discipliné des ourdisseurs et des licières.
C’est à cet aspect de la petite révolution de Le Plorec qu’Édouard avait été le plus sensible. Pour cet homme à femmes, devenir le patron d’une entreprise occupant trois cent vingt-sept ouvrières, c’était à la fois troublant et amer. Au début lorsqu’il s’aventurait dans l’espace vrombissant et poussiéreux des ateliers, il était gêné par la curiosité sournoise qu’il suscitait et à laquelle se mêlaient toutes les nuances de la provocation, du mépris, du respect et de la timidité. D’abord incapable de restituer leur féminité aux silhouettes en blouses grises coiffées de fichus de couleur qui s’affairaient autour des encolleuses ou le long des poitrinières, il avait eu le sentiment qu’un sort ironique avait fait de lui le roi d’un peuple de larves. Mais son coup d’œil s’enrichit peu à peu au spectacle des femmes gagnant le matin les ateliers ou les quittant le soir, habillées normalement cette fois, certaines gracieuses, presque élégantes, la mine avivée par le bavardage et le rire, le geste léger, voltigeant, accort. Il s’était appliqué dès lors à repérer dans les étroites travées qui séparaient les machines, telle ou telle fille dont il avait remarqué la silhouette au-dehors. L’apprentissage avait duré des mois, mais il avait porté ses fruits, et Édouard savait désormais retrouver la jeunesse, la gentillesse, la beauté sous l’affublement et l’accablement du travail.
Toutefois il lui aurait répugné de séduire l’une de ses ouvrières, plus encore d’en faire une maîtresse attitrée et choyée. Édouard n’avait pas à proprement parler de principes, et l’exemple de son frère Gustave le renforçait dans sa méfiance à l’égard de la morale, dans sa crainte d’un puritanisme sec qui pouvait mener aux pires aberrations. Mais il avait en revanche du goût, un instinct très fort de ce qui pouvait se faire – même en violation de toutes les lois écrites – sans troubler une certaine harmonie, et de ce dont il fallait au contraire se garder comme d’une rupture de ton. Or cette harmonie voulait que les Pierres Sonnantes fussent le domaine attitré de sa famille, et que ses libres amours ne trouvassent leur juste place qu’à Paris. Et puis l’ouvrière restait pour lui un être inquiétant, infréquentable parce qu’elle déconcertait ses idées sur la femme. La femme pouvait bien travailler, mais à des choses domestiques, à la rigueur dans une ferme ou une boutique. Le travail industriel ne pouvait que la dénaturer. La femme pouvait bien recevoir de l’argent – pour la maison, pour l’ornement, pour le plaisir, pour rien. La paie hebdomadaire l’avilissait.
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